Recevoir la newsletter

« Ils ne s’imaginent pas pourquoi ces parents ne viennent pas à l’école »

Article réservé aux abonnés

La majorité des élèves de filières adaptées sont en situation de grande pauvreté. Contre cette « ségrégation », près de 20 établissements scolaires s’engagent dans une expérimentation avec ATD quart monde. Chercheuse en sciences de l’éducation au Laces de Bordeaux, Dominique Lahanier-Reuter analyse comment le milieu social peut être facteur d’orientation.
Sur quel constat de départ se fonde l’expérimentation d’ATD quart monde ?

Les parents en situation de grande pauvreté avec lesquels nous travaillons sont pour la plupart passés par des sections d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa), des classes préprofessionnelles de niveau, tous ces dispositifs « à côté » des filières normales… Et leurs propres enfants se trouvent face à des moqueries, des humiliations, et sont en très grande difficulté scolaire. Des orientations vers ces dispositifs leur sont très rapidement proposées ou imposées. Selon les chiffres officiels, 75 % des enfants en Segpa sont issus de classes socioprofessionnelles défavorisées. Idem pour les unités localisées pour l’inclusion scolaire (Ulis) ou les instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (Itep). Chaque fois que nous avons rencontré des inspecteurs de l’Education nationale chargés de l’adaptation scolaire et de la scolarisation des élèves handicapés, les statistiques dans leurs départements tournaient autour de 75 à 80 % d’enfants issus de milieux très défavorisés dans ces dispositifs.

Est-ce dû à un manque de sensibilisation des enseignants sur les conséquences de la pauvreté ?

Les enseignants en milieu ordinaire nous font toujours le même récit : « Ce sont des parents que l’on ne voit pas », « des enfants en difficulté avec des troubles du comportement » … L’étiquette « troubles du comportement » est mise en avant au détriment des autres critères. Les enseignants n’ont pas du tout de formation sur ce qu’est la grande pauvreté… Ils ne s’imaginent pas pourquoi ces parents ne viennent pas à l’école et projettent l’idée que ces derniers ne s’occupent pas de leurs enfants. Nous ne leur jetons pas la pierre : il est vrai que les enseignants se retrouvent démunis devant des enfants qui peuvent avoir un comportement inadéquat. Ils n’ont pas les outils pour différencier les difficultés explicables par des troubles réels de celles explicables par le fait que les enfants ne se sentent pas en sécurité, ont le sentiment d’être rejetés…

Si ces dispositifs n’accueillent pas toujours le public pour lequel ils ont été créés, sont-ils pour autant inadaptés pour ces enfants ?

Les professionnels en Itep ou en instituts médico-éducatifs (IME) sont plus réticents à reconnaître que l’orientation peut se faire sur des critères de grande pauvreté, là où un grand nombre d’enseignants spécialisés en Segpa nous assurent que « beaucoup de jeunes ne devraient pas y être ». Les Segpa sont perçues comme des bouées de secours. On y pense immédiatement pour cet élève qui a des difficultés, sans envisager autre chose… C’est l’effet pervers du dispositif, qui fonctionne bien. Par conséquent, dans les classes spécialisées, vous avez des tas d’enfants qui sont là pour des raisons différentes. Les enseignants se retrouvent entre des jeunes qui ont tout à fait leur place et d’autres qui sont là pour des raisons d’indiscipline, d’inadéquation à l’école… Les réponses ne sont pas les mêmes ! Certes, les enseignants ont une autre approche, alors les enfants se trouvent mieux, sécurisés. Mais l’ostracisme est toujours là. Ils sont stigmatisés dans la cour de récréation comme « la classe des gogols », étudient au fond dans un préfabriqué… Les moqueries parce qu’« il est mal habillé », « sent mauvais » ou « n’a pas les dernières baskets à la mode », les humiliations quand il faut imprimer un document et que l’enfant ne peut pas… Tout cela ne s’arrête pas.

Vous dites que cette orientation est parfois « imposée » : les familles soulèvent-elles un manque d’écoute et d’accompagnement ?

Oui, c’est un leitmotiv. Ce sont des parents qui ont peur de l’école, très peur. Ils nous disent souvent : « On n’est jamais invités, on est toujours convoqués. » L’éloignement du milieu scolaire s’ajoute à l’incapacité, très forte, à argumenter face à une autorité. Avec toujours une peur panique du placement par les services sociaux… Le discours sur l’incapacité parentale se transforme rapidement en reproche sur le désintérêt parental, avec l’idée qu’il faut absolument enlever l’enfant de ce milieu-là pour le « sauver ». Les familles favorisées, elles, n’ont pas ce type de peur ! Elles ont une façon totalement différente de s’adresser à l’institution, et sont dotées des moyens matériels leur permettant d’avoir à disposition des orthophonistes et des psychologues pour éviter ce type d’orientation.

Quels axes de travail l’expérimentation compte-t-elle mettre en place pour lutter contre cette « ségrégation scolaire » ?

Nous proposons aux enseignants des analyses des pratiques. Chaque établissement aura le suivi d’un chercheur référent. Les travailleurs sociaux seront tournés vers le soutien aux parents : dans chaque commune où il y a une équipe ATD quart monde, celle-ci travaille avec le centre social… Nous proposons aussi des formations sur les nouvelles pédagogies alternatives et sur ce qu’est la grande pauvreté – on l’envisage toujours en termes matériels, or il y a aussi le rétrécissement de l’espace, l’absence de déplacement… L’année 2019-2020 va concerner au minimum 17 écoles maternelles, primaires et collèges avec Segpa ou Ulis. Ces équipes volontaires s’engagent pour cinq ans. Les établissements, privés et publics, sont disséminés dans toute la France. Ce qui me désole, c’est que nous avons essentiellement des équipes en REP + [réseau d’éducation prioritaire renforcée]. Pas d’écoles du centre-ville plus favorisées ! Pourtant, cette problématique existe chez elles aussi. Les REP et REP + comptent à peu près 20 % des enfants en situation de grande pauvreté. Dans les établissements qui ne sont ni l’un ni l’autre, il reste donc 80 % de ces enfants… Mais ils sont plus disséminés : il n’y en a peut-être qu’un par classe. Ce sont les fameux 5 %, face auxquels les enseignants en manque de moyens nous disent : « Qu’est-ce que vous voulez, on ne peut rien faire là-dessus… On se contentera des 95 %. »

Focus interview

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur