« Notre vie est une course contre le temps qui passe et que l’on voudrait retenir. Ne rien perdre face au temps qui va trop vite et qui s’accélère, diront certains ! L’homme pressé a développé un arsenal d’outils qui lui permet, si ce n’est de gérer pleinement son temps, tout du moins d’avoir l’illusion de le maîtriser. Les médias, ces liens divers entre nous, cultivent le désir du “tout, tout de suite”, de l’immédiateté, et font naître une nouvelle approche du temps, des relations humaines et des exigences entre individus.
Ces outils constituent un extraordinaire progrès en ce qu’ils relient les humains même dans les territoires les plus éloignés. Vecteurs du lien économique, supports d’accès facile à la connaissance, facilitateurs de gestion administrative et financière, les technologies de la communication et de l’information rapprochent les individus et peuvent leur simplifier la vie. Les bénéfices évidents à ce jour et à venir ont rendu ce mouvement inexorable.
Qui pourrait aujourd’hui s’en passer ? Dans une course effrénée, nous devons sans cesse améliorer leurs performances, leurs capacités, pour du “toujours plus”. Toujours plus de temps, toujours plus de réactivité, toujours plus d’informations… Et, pour faire encore plus d’économies et – espérons-le – pour protéger notre environnement, toujours plus de dématérialisation.
Avec, néanmoins, un revers à cette médaille. Ces technologies ont un coût et ne sont pas équitablement développées sur nos territoires. Comme une double peine, les personnes vivant dans la précarité, voire dans la pauvreté, ne peuvent accéder à ces supports, rendus aujourd’hui indispensables, voire obligatoires, pour interpeller les administrations ou, tout simplement, les acteurs de la vie courante. Certains connaissent déjà l’illettrisme. Dans une prime au déclassement supplémentaire, ils doivent faire face à l’illectronisme(2). Triste néologisme, qui qualifie bien les nouvelles inégalités émergentes dans notre société. Dans un monde de performance et de vitesse, comment exister en dehors de ces technologies ? Et pour ceux qui peuvent financièrement y accéder, encore faut-il vivre dans un territoire connecté…
Un monde connecté est un monde qui va vite, un monde où la pensée n’a pas le temps de se poser, où la réaction l’emporte sur la réflexion, où l’envie de faire le “buzz” est préférée à l’idée du propos juste… avec le risque de conséquences parfois dramatiques. Il n’y a qu’à voir l’emballement médiatique, la diffusion non maîtrisée sur la Toile des rumeurs et autres fausses informations (les “fake news”). Nos enfants, les enfants que nous accompagnons, sont bien sûr pris dans ce mouvement. Leurs familles également. Nous avons à penser l’aide aux personnes dans cette complexité, sans oublier que le propre de l’accompagnement et de la clinique éducative s’inscrit autant dans la qualité du lien que dans une temporalité longue. Il n’est pas sûr qu’un monde quasi virtuel où on a plein d’amis privilégie une relation humanisée, investie et durable…
Il y a donc nécessité de penser ces technologies, d’une part, dans notre société et, d’autre part, dans nos métiers pour qu’un lien social de qualité continue de prévaloir. La question du sens doit rester essentielle, à l’heure où un nombre exponentiel d’outils et de normes technologiques s’impose à nous et vient envahir nos espaces aussi bien personnels que professionnels. Les nouvelles technologies doivent nous faciliter la tâche mais ne peuvent pas devenir une fin en soi. Elles ne peuvent ni ne doivent nous faire perdre le cap de notre mission première, même si elles nous obligent à penser nos accompagnements autrement. Pas sûr, de ce fait, que l’on pense l’action sociale de la même manière aujourd’hui qu’hier. Et, question majeure pour les travailleurs sociaux : que signifie être parent aujourd’hui à l’heure du tout numérique ?
D’autres questions se posent : comment l’enfant s’accommode-t-il de son environnement numérique ? Quelles en sont les conséquences sur son développement intellectuel, affectif, physique et social ?
Les neurosciences se mobilisent pour étudier les réactions et les transformations du cerveau face à ces nouvelles stimulations, les impacts sur la mémoire, le sommeil… Le sujet devenant un enjeu de santé publique.
L’Autre virtuel, avec qui les enfants ont affaire, impacte leur développement et leur fonctionnement psychologique. On peut s’interroger sur leurs modèles identificatoires, leurs rapports à la satisfaction des besoins, leurs rapports à la loi…
Pourtant, avec cette autre façon d’être en relation avec le monde, s’ouvrent des compétences nouvelles en matière d’accès à la connaissance, de développement de la pensée et de la motricité, du rapport à soi et aux autres.
L’enjeu, notamment pour les professionnels de la protection de l’enfance, est de comprendre ces évolutions et leurs conséquences, pour protéger l’enfant et lui permettre de se construire en soutenant sa singularité et sa parole.
Car, si nous ne pouvons faire fi de cette évolution ou de cette révolution qui nous entraîne, les travailleurs sociaux ont un rôle essentiel à jouer dans leur immersion professionnelle quotidienne. Ils doivent investir un rôle de sentinelles pour que les enfants, les adultes, les familles, les personnes les plus vulnérables, démunies ou fragiles soient pleinement acteurs de ces technologies et pour éviter qu’ils ne les subissent… au risque de se retrouver escamotés dans cette spirale difficile à maîtriser. Il en va d’un vrai enjeu de société.
(1) 40es Assises du Cnaemo sur le thème « Travail social et numérique : évolution ou révolution ? », du 18 au 20 mars 2020 au centre des congrès Pierre-Baudis de Toulouse.
(2) L’illectronisme est un manque ou une absence totale de connaissance des clés nécessaires à l’utilisation et à la création des ressources électroniques. Il affecterait 23 % des Français, selon une étude commandée par le syndicat de la presse sociale en juin 2018 (à lire sur bit.ly/2Povzqi).
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