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“La justice des mineurs est encore genrée”

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Dans les années 1950 et 1960, les mineures délinquantes sont assimilées par l’institution judiciaire à des « filles de mauvaise vie » et placées dans des institutions religieuses, alors que les garçons sont incarcérés. Un mécanisme d’assignation révélateur des inégalités de genre, que l’historienne Véronique Blanchard analyse dans « Vagabondes, voleuses, vicieuses ».
Qui sont les jeunes filles justiciables de l’après-seconde guerre mondiale ?

Mon enquête s’appuie sur 150 dossiers de jeunes filles habitant Paris et ses environs. J’ai exhumé ces documents des archives du tribunal pour enfants de la Seine(1). Très majoritairement issues des classes populaires et de la toute petite classe moyenne, elles ont réalisé très peu d’actes de délinquance tels que définis dans le code pénal. La présence de celles que je nomme les « petites voleuses », qui ont commis des petits larcins, des vols, parfois des violences, reste exceptionnelle parmi les mineures justiciables(2). Contrairement à leurs comparses masculins, les jeunes filles se retrouvent devant le tribunal moins pour ce qu’elles ont fait que pour ce qu’elles sont considérées, c’est-à-dire des dévergondées, des débauchées, des vagabondes… La part des adolescentes criminelles est statistiquement insignifiante (environ trois par an), mais il suffit qu’elles aillent au bal, à la fête foraine, au café, fuguent quelques heures, flirtent, protestent… pour enclencher la machine judiciaire. Globalement, dès qu’elles ne respectent pas les normes liées au fait qu’elles sont des femmes et qu’elles ne se conduisent pas comme l’exige leur genre, c’est-à-dire avec douceur et docilité, elles sont étiquetées « filles de mauvaise vie ».

Vous écrivez que la déviance est une construction du corps social…

Absolument, et il est très impressionnant de constater que, une fois arrêtées, les jeunes filles sont systématiquement interrogées sur leur sexualité. Peu importe le motif qui les amène devant la police ou le juge des enfants, on leur demande si elles sont vierges, si elles ont des relations sexuelles avec des garçons, avec des filles, si elles se prostituent ou, encore, si elles n’ont pas été provocantes… Leurs dossiers sont saturés de sexe. Et la situation se retourne souvent contre elles. Une fillette de 10 ans violentée sexuellement par un voisin ne va pas être considérée comme une victime mais comme une enfant que l’on doit séparer de sa mère, car on va estimer que si celle-ci s’était bien occupée d’elle, rien ne serait arrivé. Pourtant, les violences sexuelles, principalement des incestes, concernent un tiers des dossiers et sont à l’origine de nombreuses fugues chez les adolescentes. Mais l’institution judiciaire, incapable de le reconnaître, cherche avant tout la « vicieuse ». Les injonctions et les codes de conduite qui sont alors imposés aux jeunes filles vont déterminer les suites données par les tribunaux.

Comment sont-elles prises en charge ?

Les jeunes délinquantes sont d’abord placées dans des lieux d’observation où elles sont soumises à des grilles d’évaluation de leurs comportements. Les comptes rendus psychiatriques parlent de « perversité instinctive », d’« arriération affective », de filles qui « pataugent dans l’érotisme »… comme s’il fallait pathologiser la déviance féminine juvénile. Ensuite, la plupart sont envoyées dans des institutions religieuses pour être rééduquées. Celles du Bon Pasteur détiennent le monopole de la prise en charge des filles depuis le milieu du XIXe siècle. Alors que la séparation de l’Eglise et de l’Etat date de 1905, la justice française – donc l’Etat – place les mineures chez des sœurs qui ne sont pas formées à être éducatrices. Et même si les établissements proclament qu’elles doivent acquérir un métier, ils restent totalement obsédés par le corps, la sexualité, la perversion. Il faudra attendre 1968 pour qu’une congrégation du Bon Pasteur, celle de Bourges, soit rachetée par le ministère de la Justice et confiée à l’éducation surveillée, l’ancienne protection judiciaire de la jeunesse. C’est un moment de bascule. Mais un établissement devenu laïque comme celui de Chevilly-Larue, par exemple, fermé depuis deux ans, a tellement été marqué par son histoire qu’il n’a jamais vraiment réussi à passer à la mixité. La moyenne d’âge des jeunes Parisiennes dont j’ai étudié l’histoire est de 16 ans et demi. Certaines sont entrées à 10, à 12 ou à 13 ans en redressement et ne sont sorties de l’institution religieuse qu’à leur majorité, à 21 ans. Les garçons, eux, sont incarcérés.

Que révèle ce traitement différentiel de la délinquance juvénile ?

Il témoigne de la place faite aux hommes et aux femmes dans la société. A partir du moment où les représentations sont genrées, la justice est différente. Elle devrait être neutre, mais elle ne l’est pas. On n’attend pas d’un garçon qu’il soit vierge avant le mariage, doux et attentionné. S’il est violent, c’est vu comme l’arme légitime de sa virilité. On le punit en l’envoyant en prison. A contrario, il y a une invisibilisation de la violence au féminin. Une adolescente agressive est jugée hystérique et internée en hôpital psychiatrique. Un jeune violeur est difficilement jugé coupable a priori, on va mettre ça sur le compte de sa libido, en disant qu’il faut bien que jeunesse se passe. J’exagère à peine. C’est important d’avoir cela en tête pour comprendre les difficultés que la société a encore aujourd’hui à considérer les femmes violées comme des victimes, et seulement des victimes. On a beaucoup de mal à écouter ce qu’elles disent. L’idée que les filles sont des mythomanes, qu’elles mentent, est toujours très ancrée chez les professionnels. L’arrivée de femmes juges à la fin des années 1970 n’a pas changé grand-chose. Bien que des efforts soient faits, des réflexions menées, la justice des mineurs reste aujourd’hui une justice genrée. Les filles sont moins nombreuses au pénal et davantage suivies au civil que les garçons. C’est moins flagrant qu’avant, mais quand même… La justice minimise toujours les violences faites aux femmes.

Peut-on assimiler certaines de ces jeunes filles à des rebelles ?

Effectivement, c’est important de ne pas les enfermer dans un statut de victimes. Elles l’ont souvent été et ont beaucoup souffert, mais la majorité de celles dont j’ai vu le dossier sont extrêmement fortes et courageuses, compte tenu de leur vie difficile. En revanche, certaines – environ un tiers – assument leur choix d’être libres et indépendantes et écrivent dans les lettres que j’ai retrouvées qu’elles en ont assez d’être jugées, enfermées, non respectées, qu’elles veulent vivre leur vie comme elles le désirent. Devenues adultes, je présume que quelques-unes de ces désobéissantes ont bataillé ferme pour l’émancipation des femmes dans les années 1970. Et c’est peut-être grâce à elles qu’aujourd’hui leurs petites filles osent dénoncer les viols et les agressions subies.

Responsable

du centre Enfants en justice de l’Ecole nationale de protection judiciaire de la jeunesse, corédactrice de la Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » (RHEI), l’historienne Véronique Blanchard a écrit Vagabondes, voleuses, vicieuses (éd. François Bourin), en librairie depuis le 5 septembre. Avec David Niget, elle est coauteure de Mauvaises filles. Incorrigibles et rebelles (éd. Textuel, 2015).

Notes

(1) Supprimé en 1968, le département de la Seine correspondait à Paris, aux Hauts-de-Seine, à la Seine-Saint-Denis et au Val-de-Marne.

(2) Voir ASH n° 3114 du 7-06-19, p. 6.

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