Sur le papier, c’est un Esat (établissement et service d’aide par le travail) comme les autres. Pourtant, dès le chemin de terre franchi, apparaît un lieu extraordinaire, îlot de verdure niché dans la campagne francilienne, aux portes de la commune de Marcoussis (Essonne). Avec ses dix hectares, dont la moitié dédiée à une trentaine de variétés de plantes aromatiques et médicinales (mauve, bouillon blanc, matricaire, bleuet, menthe poivrée…), toutes récoltées à la main, bienvenue à La Vie en herbes ! « Aujourd’hui, on parle beaucoup de qualité de vie au travail. Pour nous, c’est un terreau essentiel pour prendre soin de tous – salariés, personnels –, et on le cultive ! », lance en introduction Philippe Ferrer, le directeur.
Ici, pas d’ateliers « classiques » de conditionnement en sous-traitance. Dès le début des années 1990, le choix a été fait par la Fondation des amis de l’atelier de dédier l’activité principale de cet établissement du secteur du travail protégé à la production in situ de plantes médicinales et de tisanes bio. Un signal fort, à une époque où seuls de rares militants avaient compris les vertus de ce type d’agriculture, d’autant plus en étant mis en œuvre par 80 travailleurs handicapés, de la graine au produit fini. Un renversement de perspective, aussi : et si le fruit du travail de ces personnes écartées par la société contribuait au bien-être de tous et de l’environnement ?
Ce sillon hors des sentiers battus, l’Esat et ses professionnels, répartis avec les travailleurs salariés sur trois champs d’activité (la tisane, son conditionnement et l’aménagement d’espaces verts) ne cessent de l’approfondir et de le faire fructifier. Toujours en mouvement. « Longtemps, dans les Esat, les publics ne bougeaient pas beaucoup, à l’exception de quelques institutions particulières. Notre activité n’a qu’un sens : accompagner les personnes dans leur parcours, leur redonner confiance, les aider à ne pas rester sur place, à évoluer, à accéder au milieu ordinaire de travail pour celles et ceux qui le peuvent et, surtout, qui le veulent », poursuit le directeur, issu du secteur de l’insertion par l’activité économique. L’élargissement du public accueilli depuis la loi « handicap » de 2005 – laquelle a reconnu les troubles psychiques (bipolarité, schizophrénie…) comme des handicaps – a renforcé ce besoin de transition. Aux travailleurs souffrant de pathologies mentales présents à La Vie en herbes parfois depuis sa création, avec un besoin important d’adaptation des postes, de répétition et de stabilité, se sont mêlés des profils nouveaux, très demandeurs de l’entreprise. « Titulaires pour la plupart de diplômes allant jusqu’à bac + 5, ces jeunes adultes ont connu une vie ordinaire avant les troubles et ont des aspirations différentes. Ils veulent retrouver une vraie autonomie, et cela change tout dans l’accompagnement », explique Sandrine Deblauwe, d’abord animatrice de vie sociale à l’Esat devenue chargée d’inclusion lors de la création de son service insertion.
Serrée aux côtés de sa coéquipière Sandrine derrière la banque de l’accueil, Sophie, 39 ans, arrivée en mai 2014 à l’Esat, ne voulait plus entendre parler du milieu ordinaire : « Pour moi, c’était fini, je refusais tout. Depuis que je suis à l’accueil, j’ai pris confiance, cela m’a donné envie d’autre chose. C’est un cocon familial ici, on a du mal à partir. Je veux y aller progressivement, en gardant d’abord un pied ici et en faisant des détachements par-ci par-là. » L’envie de la personne est mise au cœur du projet d’inclusion visé par l’équipe. Que ce soit pour quitter l’Esat ou… pour mieux y rester. Progressivement, la notion de « parcours » se construit. « L’idée est de changer le regard, de valoriser au maximum, en s’appuyant sur les compétences de chacun plutôt que sur les handicaps, de faire “avec” et plus “à la place de”. C’est un vrai changement de mentalité », insiste Sandrine Deblauwe, qui a encore évolué en début d’année pour rejoindre le nouveau service d’emploi accompagné de la Fondation des amis de l’atelier. « Aujourd’hui, les travailleurs de La Vie en herbes qui partent pour le milieu ordinaire représentent quelques unités, grâce à des opportunités. Mais demain, pour les plus motivés, l’obtention du dispositif (initié par la loi “travail” de 2016) va permettre d’aller encore plus loin », estime Philippe Ferrer.
Le support de travail, avec ses produits haut de gamme et sa marque propre (86 références, 600 000 boîtes de tisane produites par an), soutient particulièrement la dynamique. Commercialisée dans les plus grandes enseignes bio du pays et forte d’une croissance des ventes de 10 % par an, La Vie en herbes est un cas unique en France. « Notre positionnement se veut très professionnel, axé sur les valeurs du bio, de la terre et de la bienveillance. Depuis le début, on travaille avec Naturalia et La Vie claire. Cette reconnaissance de nos partenaires nous a permis de trouver notre place sur le marché et de continuer à nous professionnaliser », précise Christophe Godin, chef de service, expert métier à l’origine, comme la majorité des 20 professionnels accompagnants de l’équipe, avec un diplôme d’ingénieur en horticulture. « Ici, ce n’est pas de l’occupationnel, on voit le sens de notre action. Ce qu’on fait est vraiment utile », indique Nicolas Dumesnil, 30 ans, qui y travaille depuis neuf ans.
L’Esat s’est équipé d’un séchoir solaire dernier cri pour le séchage des tisanes et a équipé les travailleurs des outils écologiquement les plus performants pour l’entretien et la création d’espaces verts : brûleurs à air pulsé, débroussailleuses électriques, tondeuses autoportées… « Ce n’est pas parce qu’ils sont handicapés qu’ils doivent désherber à la binette et qu’on ne peut pas être dans l’efficience. Nos travailleurs sont des pros à part entière ! », plaide Siegfried Urfer, moniteur principal des espaces verts, qui comptabilise en dehors de l’Esat une quarantaine de chantiers par mois, notamment sur des gros sites du plateau de Saclay comme le Commissariat à l’énergie atomique. Pour autant, il n’est pas question de se laisser happer par les sirènes du succès. Christophe Godin veille au grain : « Même si nous, travailleurs et salariés de l’équipe, sommes tous fiers de tenir des objectifs de qualité de production pour la clientèle, la finalité n’est pas la tisane ou de beaux espaces verts. Ce qui compte, ce sont les conditions d’épanouissement et d’émulation que l’on a créées au service du projet des personnes. » Le travail de la terre, en mode bio de surcroît, permet de s’appuyer sur un terreau propice à l’accompagnement personnalisé de chacun. « Dans une société de l’instantanéité, notre champ d’activités apprend la patience. Il y a tout un processus de croissance à respecter et, avec lui, toute une chaîne de responsabilités », souligne Bruno Hirschy, moniteur responsable des cultures depuis vingt-sept ans.
Ce souci du rythme tant individuel que collectif irrigue tous les ateliers de la maison : « Notre travail, c’est de développer des outils (gabarits, signalétiques, livrets de compétences…) pour que chacun puisse développer le maximum de compétences et d’autonomie », explique Caroline Mouton, monitrice principale de l’atelier de production, qui a travaillé avec les moniteurs-éducateurs et les travailleurs à mettre fin à toute spécialisation ou hiérarchie dans les tâches. Résultat : tous peuvent tourner aujourd’hui sur l’ensemble des postes de travail, à l’exception de la partie informatisée de la gestion des commandes qui n’est pas (encore) accessible à tous. « Cela crée une solidarité et un rapport plus collectif au travail », note la professionnelle, qui a installé dans son bureau un tableau de satisfaction sur lequel chacun est invité à afficher la météo de ses humeurs au travail.
Pour accompagner l’évolution de chacun, l’équipe vise la plus grande proximité dans son positionnement au quotidien. « La parole du travailleur est aussi importante que celle du moniteur ou du directeur. La personne au centre, cela ne veut pas dire qu’il y en a un qui commande et les autres qui obéissent. On est dans une coconstruction », insiste Marie-Josélyne Bigirimana, chargée d’accompagnement social. Dans le même esprit, le fonctionnement entre les professionnels de l’équipe se veut collectif. Des débriefings du matin à la réunion de synthèse du lundi soir en passant par les formations communes, « l’idée est celle d’un partage pour faire lien, créer du sens et permettre concrètement au travailleur d’avancer dans son parcours, à condition bien sûr qu’il soit réaliste et réalisable ! », indique Christophe Godin. Le décloisonnement et la confiance mutuelle qui se crée nourrissent une créativité nécessaire. « On est sans cesse en train de chercher à ajuster, à adapter, à trouver de nouvelles ressources, à inventer pour aller vers la réussite de chacun. Il y a une mise en mouvement et une mobilisation de tous les aspects de la personne. La direction nous encourage à apporter notre petit plus et à ne pas être de simples exécutants », apprécie Cécile Buffat, la nouvelle psychologue du service, dont la fonction se veut aussi support pour l’équipe. « Le défi est réel : si certains travailleurs veulent partir, beaucoup ont aussi pour seul projet La Vie en herbes jusqu’à la retraite. C’est “leur” Esat ! Il faut être inventifs pour les aider à s’ouvrir à d’autres possibles. Dans cette optique, chaque nouveau professionnel arrive aussi avec son réseau : l’Esat n’est pas un vase clos », abonde Marie-Josélyne Bigirimana, recrutée en février dernier, qui propose déjà au sein du pôle social des ateliers de sophrologie, de relaxation et de théâtre, que sa collègue thérapeute complétera à la rentrée avec l’art-thérapie et la gestion des émotions.
L’ouverture vers l’extérieur guide la philosophie d’action de l’équipe. De la participation à la vie sociale à l’insertion professionnelle, l’évolution des liens avec la commune de Marcoussis témoigne de cette inscription dans le territoire. Après s’être rapprochée de la très dynamique école des arts locale – au spectacle annuel de laquelle les travailleurs de La Vie en herbes ont notamment contribué, avec toutes les autres associations du cru –, l’équipe de l’Esat a pris l’initiative de proposer au maire et à ses adjoints un conseil de la vie sociale spécial qui, depuis 2011, se réunit une fois tous les dix-huit mois autour des questions de vie quotidienne dans la commune, avec la participation des travailleurs de la structure (six au total, soit deux représentants par atelier). Depuis 2013, ce sont ces derniers qui s’occupent des espaces verts de la commune, à la faveur du marché remporté par l’Esat.
Pas à pas, l’organisation de la structure et de l’équipe s’est adaptée. Le pôle social s’est tourné vers un accompagnement plus global des personnes. La réunion prochaine dans le même espace de travail des trois professionnels qui le composent – la psychologue, la chargée d’accompagnement social et le futur chargé de parcours professionnel – viendra encore renforcer cette notion de « parcours ». En 2016, une autre étape s’est engagée avec la création du service insertion, sollicité par 25 travailleurs sur les 80 de la structure. « Avec lui s’est initié tout un travail de positionnement des personnes par rapport à leurs projets et au fait d’en devenir acteurs. Il y avait des exigences, des demandes, mais pas d’implication. Or l’inclusion est d’abord une posture », détaille Sandrine Deblauwe. Parmi les ressources déployées, le dispositif des « trotteurs » a offert pendant huit à dix séances à une dizaine de personnes volontaires en 2016 – une quinzaine en 2018 – l’accompagnement par un coach dans la définition de leur projet professionnel.
Soucieuse de rejoindre aussi des attentes professionnelles qui ne trouvaient pas réponse dans les métiers existants à La Vie en herbes, l’équipe a mis en place en 2017 une quatrième activité d’accueil et de vente au sein de l’Esat. Aujourd’hui, huit travailleurs assurent, par demi-journée, les permanences en binôme. « Chargés de gérer le service en totale autonomie, beaucoup se projettent aujourd’hui en PMSMP [les “périodes de mise en situation en milieu professionnel”, qui ont succédé aux stages, Ndlr] », se réjouit Sandrine Deblauwe, qui a travaillé pendant un an au repérage des personnes, à la conception avec elles du projet et qui a assuré l’interface avec l’extérieur. Parallèlement, d’autres outils ont été mobilisés pour assurer une (re)découverte en douceur du monde de l’entreprise – sans vendre du rêve – après des expériences en milieu ordinaire douloureuses, voire traumatisantes pour certains travailleurs de La Vie en herbes. Parmi eux, l’Esat s’est lancé depuis l’an dernier dans l’opération nationale « DuoDay », qui propose, le temps d’une journée, la formation de duos entre des personnes en situation de handicap et des professionnels volontaires au sein de l’entreprise. Cette année, sept duos ont été constitués, « correspondant réellement aux projets des personnes », tient à préciser Sandrine Deblauwe.
Une phase « retour » à l’Esat – le « duo2 » – a également été mise en place à l’initiative de la Fondation des amis de l’atelier : pendant une journée, les travailleurs accueillent leur binôme à La Vie en herbes. « C’est modeste, mais ce n’est pas juste de la découverte. Les travailleurs ont l’occasion de montrer l’étendue de leurs compétences. Des deux côtés, il y a besoin de montrer des exemples qui rassurent et suscitent l’envie », ajoute la professionnelle. « Avec mon binôme Damien de l’entreprise Truffaut, on a pu beaucoup parler, raconte Romain, 24 ans, en poste à l’accueil de l’Esat depuis sa création. J’avais des blocages, des inquiétudes sur la façon de travailler en entreprise. Aujourd’hui, je me suis découvert des compétences et j’envisage pour la première fois l’avenir : je voudrai faire le métier d’agent d’accueil. »
L’Esat ne compte pour l’heure aucune sortie définitive de travailleurs, mais trois d’entre eux sont actuellement en mise à disposition à l’extérieur. Alors que le service d’emploi accompagné démarre au sein de la Fondation des amis de l’atelier, une nouvelle étape se prépare : la sortie définitive du secteur du travail protégé et la construction de projets durables avec le monde de l’entreprise. Si le dispositif ne relève pas directement de l’Esat, le futur conseiller de parcours professionnel qui y sera recruté exercera aussi à mi-temps au sein de La Vie en herbes.
D’ores et déjà, l’Esat accueille entre ses murs l’entreprise SEIP, spécialisée dans l’éclairage public, avec laquelle se tisse un partenariat inédit. Son patron, Philippe Blandin, qui a remporté le dernier marché à performance énergétique lancé en la matière par la ville de Marcoussis, a choisi de collaborer avec l’Esat, après de nombreux échecs auprès d’entreprises de travail temporaire d’insertion : « L’approche est différente ici. On ne s’en tient pas à une clause dans un dossier. On prend les choses en lien avec les capacités des personnes, on fait connaissance avec elles et leur structure. A partir de là, on essaie de créer le contexte le plus favorable, tant pour elles que pour les équipes qui vont les accueillir, et de nouer un partenariat durable qui fait sens. » A ce stade, trois sorties de travailleurs sont envisagées vers SEIP via des contrats à durée déterminée ou des mises à disposition…
« Nous voulons être une vraie passerelle entre le secteur du travail protégé et le milieu ordinaire », souligne Philippe Ferrer, faisant écho au débat actuel sur l’avenir des Esat. Entre mort programmée et maintien du statu quo, Caroline Mouton, la conviction chevillée au corps par vingt ans de pratique d’atelier au sein de La Vie en herbes, esquisse une troisième voie : « L’Esat ne sera jamais l’entreprise. Mais on a un rôle d’expertise essentiel à jouer dans le monde du travail, en continuant à déployer des outils pour réduire les limites usuelles qui gênent l’accessibilité et à témoigner du champ des possibles dont sont capables les personnes handicapées si on sait s’adapter. » Ou l’enjeu de devenir un centre ressource, qui donne à la fois des racines et des ailes…