Thierry Thieû Niang a d’abord été enseignant puis psychomotricien. C’est l’observation du mouvement des corps, celui de ses élèves contraints à rester assis à une table, celui des enfants ayant perdu leur motricité, qui l’a décidé à se lancer dans la danse à l’âge de 23 ans : « J’avais besoin d’expérimenter concrètement sur moi-même ce qu’était la coordination des mouvements dans l’espace, marcher, courir, bouger… » Cela tombe bien, nous sommes à la fin des années 1980, et la danse commence à accueillir d’autres pratiques, moins classiques, telles que celle de la chorégraphe Pina Baush. Il prend des cours, fait des stages et comme, à l’époque, on trouve plus de danseuses que de danseurs, il rejoint plusieurs compagnies. Mais, assez vite, il commence à s’ennuyer et va chercher sa propre écriture : « Je trouvais que la danse était marquée par les classes sociales, un peu trop élitiste, entre soi. Les salles étaient remplies de spécialistes et pas du grand public. Pourtant, la danse est dans toutes les cultures, les familles, les fêtes. Pourquoi ne la sanctifier que dans des théâtres ou des opéras où l’on ne voit que la virtuosité ? C’est pour qu’elle soit plus collective que j’ai eu envie de danser avec des personnes handicapées, âgées, différentes », souligne-t-il. Il faut dire que Thierry Thieû Niang ne vient pas du sérail. D’origine franco-vietnamienne, il a grandi dans un milieu ouvrier et a découvert les arts grâce à l’Education nationale. « Je suis un transfuge de classe », dit-il.
Un dissident qui souhaite « agrandir le sensible au partage », c’est-à-dire ne pas parler de danse classique ou moderne mais donner une liberté au corps afin que tout le monde puisse s’exprimer sans complexe et sans culpabilité. Juste avec sa sensibilité, son ressenti. Pour cela, le danseur n’a pas hésité à se rendre auprès de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer dans le service gériatrique de l’hôpital d’Ivry, en banlieue parisienne. D’une heure à une autre, les patients ne le reconnaissent pas, ils ne se rappellent pas non plus du mouvement tout juste appris. Thierry Thieû Niang est donc parti de lui : progressivement, ses gestes dansés ont mis tout le monde en mouvement. Particulièrement Camille, 90 ans, littéralement subjuguée par le chorégraphe : « Tout d’un coup, la vie a recirculé en elle, le désir est revenu ! Elle s’est remise à bouger, à parler alors qu’elle ne disait plus rien, à s’habiller toute seule, à se faire belle… J’ai juste servi de prétexte à cette renaissance. » Les professionnels aussi se sont sentis valorisés. L’expérience a donné lieu à un film très émouvant, Une jeune fille de 90 ans, diffusé sur Arte en 2017. Depuis, l’homme retourne régulièrement dans le service pour parler ou danser avec les patients, Blanche le reconnaît une fois sur deux. Difficile de faire s’articuler des corps vieillis, fragilisés ? « Ce qui est très beau, c’est qu’il n’y a pas d’attente, et quand il n’y a pas d’attente, il y a du présent, assure Thierry Thieû Niang. Il faut juste être là, sans penser au passé ni à l’avenir. C’est ici et maintenant. »
Dans l’instant présent, il l’a été auparavant avec quatre jeunes autistes qu’il a rencontrés quatre fois par mois pendant un an à l’hôpital psychiatrique de Maison Blanche, à Paris. Une première, et un autre monde où il s’est senti presque à l’état sauvage parmi ces enfants du silence. Chacun tournait autour de l’autre de façon un peu animale jusqu’au moment où le contact se faisait. Le chorégraphe avait pris le parti de ne pas parler, comme eux, et de s’inspirer de leur pas, de leur gestuelle, de leur corps qualifié parfois d’« empêché » : « Ils me voyaient courir, rouler par terre, à quatre pattes… Ils s’approchaient doucement, certains m’étreignaient, d’autres me grimpaient sur le dos, d’autres encore, très agités, se calmaient. C’était très bouleversant car, la plupart du temps, ils étaient toujours au sol, prostrés… et là ils se mettaient debout. Leurs mouvements chaotiques devenaient poétiques. En me regardant, ils stoppaient leurs gestes répétitifs, comme si j’avais pris en charge ce qu’ils ne pouvaient pas gérer. » Thierry Thieû Niang ouvre des brèches mais, pour cela, il s’oblige à travailler sur la durée, plusieurs jours d’affilée, quitte à bousculer les pratiques des institutions : « Lorsqu’on dit à demain, ce n’est pas pareil que lorsqu’on dit à la semaine prochaine. » Une continuité également nécessaire au centre de détention des Baumettes, à Marseille, où il est venu animer un atelier avec des détenus : 12 hommes de cultures et d’âges différents dans un espace de 9 m2 à qui il s’est présenté comme metteur en scène et non comme danseur « à cause des préjugés ». Au bout d’un mois, il leur a raconté son parcours et ils ont été « très fiers » que ce chorégraphe connu et reconnu vienne passer du temps avec eux. Au départ, cependant, rien n’était gagné. Chacun d’eux voulait bien danser, mais uniquement seul devant ses camarades. Pas question de montrer ses faiblesses… Comme d’habitude, pour créer du lien, Thierry Thieû Niang a mis son corps dans la bataille : « A la fin, c’était magique, ils ont osé baisser la garde, danser ensemble et se regarder en face-en-face. » Une parenthèse enchantée pour ces détenus, dont l’un d’entre eux est devenu régisseur dans un théâtre à sa sortie de prison.
Le corps est un langage quand on n’a pas les mots. Il aide à soigner les blessures, à se reconstruire, à mélanger l’intime à l’universel. Alors rien d’étonnant à ce que celui qui a 57 ans aujourd’hui fasse danser des migrants, une vingtaine d’enfants et d’adolescents allophones de 10 à 18 ans. Le spectacle s’appelle Au cœur et a été joué au théâtre national La Criée, à Marseille. En six mois, les jeunes savaient tous parler français. Thierry Thieû Niang leur a fait aussi découvrir la ville. Un lieu qui, comme il le dit, « raconte la violence et la beauté ». Lui qui danse aussi bien avec les immigrés qu’avec les plus grands sur les scènes internationales veut que les choses aient un sens. L’année dernière, au Vietnam où il va régulièrement, il a travaillé avec des enfants séropositifs dans des orphelinats à Hanoï et à Ho-Chi-Minh-Ville. En octobre prochain, il sera au théâtre Le Liberté, à Toulon, où « des gens cabossés par la vie », habitués d’Emmaüs et des Petits Frères de pauvres, bougeront sur le texte de Simone Weil « Playdoyer pour une civilisation nouvelle » (voir légende). Puis il ira travailler avec des patients du service oncologique de l’hôpital Avicennes, à Bobigny… « Le premier hôpital à avoir développer l’ethno-psychiatrie », souffle-t-il. Signe révélateur de sa bienveillance, sur son site, Thierry Thieû Niang a un onglet intitulé « Merci ». Toutes les personnes avec qui il a travaillé y sont remerciées, une par une, et non seulement pour la danse mais aussi pour « l’inspiration et la joie ». Merci.
de la Fondation Médicis hors les murs et de la Fondation Unesco, Thierry Thieû Niang est l’auteur, avec Marie Desplechin, du livre Au bois dormant (éd. des Busclats) qui raconte son expérience avec de jeunes autistes. Du 10 au 15 octobre, il fera danser des personnes démunies au théâtre Le Liberté, à Toulon.