« Les graines d’un vieillissement en bonne santé se sèment tôt. » Ces mots ont été prononcés par Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), lors de l’Assemblée mondiale sur le vieillissement en septembre 2001. Cependant, nous ne sommes pas tous égaux face au vieillissement. Vieillir en France, au Portugal ou en Suède, pour ne parler que de l’Union européenne, n’est pas la même chose. C’est en tout cas ce que démontre le Global Age Watch, un indicateur mis en place par l’ONU. Celui-ci se base sur treize critères réunis dans quatre domaines principaux : la sécurité des revenus, la santé, l’emploi et l’éducation, et enfin l’environnement. Le podium du dernier classement, établi en 2015, est le suivant : la Suisse arrive en tête devant la Norvège et la Suède (la France arrivant en 16e position). La présence de la Suède est tout sauf un hasard (le pays était premier en 2013 et deuxième en 2014). En effet, il existe un véritable « modèle suédois » de la prise en charge des personnes âgées en perte d’autonomie. Et ce, car la Suède a très tôt été confrontée au vieillissement de sa population, faisant de cet Etat le plus âgé des pays industrialisés dès les années 1960. Ainsi, en 2018, selon Eurostat, l’outil de statistiques de l’Union européenne, 5 % de la population suédoise est âgée de plus de 80 ans (elle était déjà de 4,8 % en 1997). En comparaison, la part des plus de 80 ans atteint les 6 % en France en 2018 alors qu’elle n’était que de 3,9 % en 1997. Un phénomène qui devrait encore s’accentuer dans les prochaines années. Selon certaines prévisions, en 2030, 27,5 % de la population suédoise sera âgée de plus de 65 ans (contre 22,8 % en 2018) et 9 % sera âgée de plus de 80 ans.
Un vieillissement démographique précoce et continu auquel les différents gouvernements ont rapidement dû répondre. Mais quelle est donc la particularité de ce « modèle suédois » ? « Ce qui est vraiment caractéristique de la Suède, et qui est très différent de la France, c’est la prise en charge à domicile », renseigne Sophie Odena, docteure en sociologie et co-auteure, en 2012, de L’entrée en dépendance des personnes âgées : quelle prise en charge pour quelles différenciations sociales et sexuées ? Une comparaison France-Suède. Un tout domiciliaire inscrit dès les années 1950 comme principe de base de l’accompagnement des personnes âgées. « La Suède a dans un premier temps développé des hébergements spécialisés pour la prise en charge des personnes âgées. Mais dans les années 1940, il y a eu un changement de conception », explique Alexiane Gagnepain, élève directrice d’établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux, dans son rapport de stage effectué à l’ambassade de France à Stockholm à la fin de l’année 2018.
« En 1956, le droit de bénéficier de soins et d’une prise en charge à domicile aussi longtemps que possible est affirmé, précise-t-elle. C’est l’avènement de la politique de maintien à domicile encore en vigueur aujourd’hui. » Autre différence notable avec la France : la politique de la Suède en matière de dépendance des personnes âgées est à destination de toutes les personnes âgées de plus de 65 ans, peu importe l’origine et le niveau de sa dépendance. Ce qui fait dire à Dominique Acker, ancienne conseillère sociale pour les pays nordiques, que « l’autonomie est considérée comme un tout et la personne est au centre. La prise en compte des besoins de la personne et la préservation de sa liberté de choix sont fondamentales. » Par ailleurs, en Suède, depuis les années 1950, il n’y a plus d’obligation alimentaire des enfants majeurs vis-à-vis de leurs ascendants. On considère donc que la prise en charge de la dépendance n’a pas à reposer sur les familles. C’est une responsabilité de la société. Et plus précisément de la municipalité. Dès lors, les personnes âgées suédoises n’ont aucune difficulté à identifier vers qui se tourner quand elles commencent à être dépendantes. Ce qui est loin d’être le cas de la France où, sans aide, il est presque mission impossible de remplir son dossier de demande d’allocation personnalisée d’autonomie (APA). « En Suède, la municipalité est donc le financeur et le décideur. On est loin de la cacophonie française où les services relèvent soit de la municipalité, soit du conseil général, soit de la sécurité sociale », soutient ainsi Alain Lefebvre, prédécesseur de Dominique Acker au poste de conseiller pour les affaires sociales pour les pays nordiques.
« En Suède, il n’y a pas de grille Aggir. L’orientation de la personne âgée vers les dispositifs d’accompagnement est déterminée en fonction de ses besoins », explique encore Alexiane Gagnepain. Et de préciser que si la politique en matière de dépendance est axée sur le maintien à domicile, le choix a été fait de « privilégier des prestations en nature plutôt qu’en espèces, et donc de socialiser le “care” ». Concrètement, au sein de chaque municipalité, un « care manager » est chargé d’évaluer les besoins de la personne âgée. Celui-ci se rend à leur domicile et établit, en collaboration directe avec la personne âgée, un plan d’aide en fonction de son degré de dépendance, de ce qu’elle manifeste comme besoin. « Ce ne sont pas seulement ses besoins en termes de prise en charge de santé qui sont considérés. Mais aussi ceux en tant que citoyen, appuie Sophie Odena. Si la personne âgée dépendante a l’habitude de promener son chien et qu’elle a besoin qu’on l’aide dans cette démarche, cela peut être pris en charge. » Si toutes les demandes ne sont pas exaucées, la prise en charge va ainsi de l’accompagnement et du soin « classiques » à l’aide à la mobilité, au logement, au portage des repas ou encore à la réalisation de tâches telles que porter des choses lourdes ou remplacer des ampoules…
C’est donc les municipalités qui prennent en charge le coût de la dépendance, et ce quel que soit le niveau de revenus de la personne âgée. En moyenne, elles consacrent 19 % de leur budget à l’accompagnement des personnes âgées. Car, comme le souligne Eric Trauttmann, l’actuel conseiller « affaires sociales et santé » pour les pays nordiques à l’ambassade de France en Suède, « le modèle suédois est plus généreux que le nôtre ». Ainsi, le niveau des dépenses publiques en faveur des personnes âgées en perte d’autonomie est particulièrement élevé en Suède : il est de 2,7 % du PIB contre seulement 1,4 % pour la France.
Si la municipalité organise la prise en charge en privilégiant le maintien à domicile, il existe tout de même un certain nombre d’établissements. Même si leur taux d’occupation est en diminution constante ces dernières années. Ainsi, en 2015, 95 % des personnes âgées vivaient à domicile, 4,2 % en établissements (contre 8 % en 2000) et 0,8 % dans d’autres structures adaptées. « Les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes sont occupés par des personnes qui n’ont pas d’autre choix, qui ne peuvent plus vivre à domicile, décrypte Eric Trauttmann. En moyenne, les résidents ont plus de 85 ans et y vivent deux ans. » Et de poursuivre : « La vie en établissement y est meilleure qu’en France. Ils sont souvent en ville, non loin d’une école… Donc pas loin de la vie. Les résidents peuvent aussi aménager leur studio comme ils veulent. Ils décident eux-mêmes des heures où l’on vient leur faire la toilette, leur apporter leurs repas… Ce n’est pas à heures fixes pour tout le monde, c’est beaucoup plus individualisé. »
A noter que ces logements sont majoritairement de la responsabilité des municipalités. La part du privé est très relative. Toutefois, la personne âgée paye un loyer qui dépend du standing de l’établissement et de ses revenus. Elle paye aussi un forfait pour l’alimentation mais le reste à charge est beaucoup moins élevé qu’en France. « Le financement est assuré à 90 % par les autorités locales par le biais de la fiscalité locale. Il est ensuite complété par des subventions nationales à hauteur de 5 % et enfin par le bénéficiaire, ce qui représente un reste à charge de 4 % à 5 % du montant du service », observe Alexiane Gagnepain.
Dernière spécificité du « modèle suédois » : la politique de prévention de la perte d’autonomie est très poussée. Et ce depuis le début des années 2000. Cela passe principalement par la diffusion massive d’informations sur les réflexes à adopter en cas de chutes et la promotion de l’activité physique pour les personnes âgées. Une politique qui a des résultats. Ainsi, selon les données d’Eurostat la population suédoise bénéficie d’une espérance de vie en bonne santé élevée passé 65 ans : elle est de 16,8 années pour les femmes et 15,7 années pour les hommes. En comparaison, en France, elle est de 10,7 ans en bonne santé après 65 ans pour les femmes et de 9,8 ans pour les hommes.
Mais si ce modèle porte ses fruits, est-il pour autant applicable en France ? A l’heure où le gouvernement prépare la future loi « grand âge et autonomie », doit-il être pris exemple sur la Suède ? Pour Sophie Odena pas de doute : « Quand on voit les personnes âgées suédoises, on se dit qu’il vaut mieux vieillir là-bas. Ce n’est peut-être pas applicable tel quel économiquement parlant en France mais par rapport à la bienveillance vis-à-vis des personnes âgées, par rapport à la facilité d’accès à la mesure il n’y a pas photo : le modèle suédois est beaucoup plus égalitaire, humain. » Mais les spécialistes sont unanimes : pour arriver aux résultats suédois, la première chose à faire est de s’en donner les moyens. « Avant même de trancher entre domicile ou institutions, il faut que la France consacre une part beaucoup plus importante de son PIB à l’aide aux personnes âgées », assure ainsi Eric Trauttmann. Mais en l’état des finances publiques françaises, cette décision va être plus difficile à prendre…
En Suède, comme en France, l’un des problèmes majeurs actuels de la prise en charge de la dépendance est lié à la faible attractivité des métiers du grand âge. Les problématiques sont proches de celles que nous connaissons : conditions de travail difficiles, faibles rémunérations, difficultés de recrutement, hausse des arrêts maladie, fort turn-over… « Ces métiers ne jouissent pas d’une bonne image au sein de la société. Ils ne sont pas valorisés », confirme Alexiane Gagnepain. Des difficultés en partie surmontées par l’embauche massive de personnels issus de l’immigration. Ce qui n’est pas sans causer d’autres problèmes : désormais, la moitié des professionnels du secteur de l’aide à domicile ne parle pas bien le suédois.