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“L’alcool est devenu un psychotrope chez les jeunes”

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Globalement, les jeunes boivent moins que leurs aînés, mais c’est surtout leur façon de s’alcooliser qui a changé. Car, chaque fin de semaine, une partie de la jeunesse se noie dans des consommations excessives en toute conscience. Une attitude que le sociologue Christophe Moreau analyse.
La consommation d’alcool chez les jeunes a-t-elle réellement augmenté ?

Entre 18 et 30 ans, oui. Dans notre enquête, nous avons été surpris de constater que les ivresses répétées – soit plus de dix ébriétés par an – étaient multipliées par trois chez les jeunes adultes, et particulièrement chez les femmes. Exception auparavant très mal acceptée de la société, l’ivresse féminine est devenue une norme pour une partie des jeunes. Quantitativement, la consommation d’alcool est en baisse constante en France depuis la fin des années 1960, et la jeune génération boit moins que son aînée (la moitié des jeunes ne buvant pas, ou modérément). Néanmoins, depuis la fin des années 1990, on assiste à une modification de la façon de boire. Aujourd’hui, l’alcool est de moins en moins utilisé au quotidien, les jeunes recherchent surtout une ivresse de fin de semaine : 11,3 % d’entre eux connaissent au moins une alcoolisation ponctuelle importante hebdomadaire, et 30 % chaque mois. C’est la notion de « biture express » ou de « binge drinking » chez les Anglo-Saxons. On est passé de l’alcool aliment à l’alcool psychotrope. Le produit n’est plus pris à table dans une dynamique de contrôle de soi, mais en quantités plus importantes lors d’occasions festives. La situation est la même en Europe.

À quoi attribuez-vous ce phénomène ?

Il y a plusieurs facteurs, et d’abord un contexte de mutation : l’allongement de la jeunesse avec le report d’âge au premier enfant, les difficultés pour intégrer le monde du travail, l’évolution des configurations familiales, les incertitudes, la pauvreté, la fragilité psychique ou sociale… Joue aussi le développement de cultures juvéniles qui ne s’apparentent pas au modèle de consommation des adultes et qui témoignent d’une moindre transmission intergénérationnelle. Avant, jeunes et plus âgés buvaient ensemble dans des fêtes familiales ou collectives ; désormais, les pratiques sont plus autonomes à l’intérieur d’une génération. Les jeunes expérimentent par eux-mêmes. Le sens de la fête a changé aussi, elle est moins préparée et plus spontanée, presque déclenchable « à volonté ». La fête tend à se dissoudre dans la vie quotidienne. On y partage moins de danse qu’avant, moins d’interactions entre garçons et filles… Face aux risques d’ennui dans cette « festivalisation » de la société, l’alcool et les autres produits psychoactifs sont devenus les principaux ingrédients des soirées festives. Comme s’ils leur apportaient un supplément d’âme. Or, plus les jeunes s’amusent avec d’autres groupes d’âge, plus leur consommation est maîtrisée. La promotion des marques d’alcool et le lobbying des alcooliers contribuent également à banaliser le produit. Et force est de constater que la loi « Evin » interdisant la publicité pour l’alcool n’est pas respectée.

Où et quand se fait la première consommation ?

Elle s’effectue toujours majoritairement en famille, autour de 15 ans en moyenne, à l’occasion d’événements tels les mariages, les anniversaires, les communions… Chez les personnes plus âgées, l’initiation se faisait surtout dans le cadre d’un repas, avec du cidre ou du vin mélangé à de l’eau. Cela a pratiquement disparu de nos jours, où la première consommation se fait en dehors de la table avec de la bière ou du champagne, voire du jus de pomme pétillant pour les très jeunes. Les conduites d’excès chez les post-adolescents se font plus tard et à l’écart de la famille. Les jeunes consomment, en premier, des spiritueux à bon marché de type vodka, téquila, whisky, rhum, gin, etc., qui sont plus forts que les boissons alcoolisées fermentées comme le vin ou la bière.

Quels profils ont les jeunes consommateurs ?

Dans le rapport à l’alcool festif, cinq types de comportements se distinguent : le « fêtard », qui cherche plus la sociabilité que l’ébriété ; le « modéré », qui a tendance à culpabiliser et à se restreindre ; le « conformiste », qui joue le mimétisme pour avoir l’adhésion de son groupe de pairs ; le « casse-cou », qui utilise la fête pour sortir de ses problématiques personnelles et qui peut commencer à boire tôt ; le « libertin », qui valorise la fête et l’ivresse collective dans une logique de défi ou de dépassement de soi. Par ailleurs, des travaux de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes) sur le statut social de la jeunesse qui s’alcoolise indique qu’il ne s’agit pas forcément d’une consommation liée au désoeuvrement ou à la précarité sociale. Cela concerne des jeunes qui ont fait des études supérieures ou qui sont déjà salariés, voire cadres, ainsi que des femmes actives. Les ivresses du week-end leur servent à décompresser, à se désinhiber. Ces éléments corroborent les observations d’addictologues et de psychiatres. Les jeunes adultes se posent beaucoup de questions, il est difficile de tout gérer dans une société de la performance comme la nôtre. La pression est forte. A l’adolescence, l’alcool s’inscrit également dans la volonté de franchir les limites, de transgresser… La plupart savent qu’ils risquent un coma éthylique. C’est une forme d’apprentissage, avec un pic de découverte jusqu’aux alentours de 21 à 23 ans. Chez les étudiants, la consommation diminue surtout après la troisième année d’études.

Quels sont les risques de passer à une consommation pathogène ?

Le problème se pose quand le passage expérimental d’ivresses répétées dure, ce qui se produit chez certains. Or on sait maintenant que le cerveau est en construction jusqu’à 21 ans. Le fait de boire beaucoup entre 16 et 20 ans peut donc affecter les capacités. Mais il faut différencier les publics, et notamment les jeunes en souffrance, ceux qui sont peu ou pas cadrés par leurs familles, au chômage… de ceux qui se réalisent dans les études et ont une existence sociale. Les premiers sont plus à risques à moyen ou long terme. De surcroît, plus on commence à boire tôt – à 12 ou 13 ans, par exemple –, plus les risques de développer un comportement pathologique sont élevés. Au total, on estime qu’environ 10 % à 15 % des jeunes sont particulièrement vulnérables eu égard à leur affiliation sociale. Il est nécessaire de mettre en place des actions de prévention primaire, de compétences psychosociales des adolescents qui peuvent protéger des comportements addictifs et de mieux tenir compte des pratiques contemporaines pour réduire les risques. Différents dispositifs – les maisons des adolescents, les points accueil écoute jeunes… – témoignent des efforts réalisés en la matière, mais il y a encore beaucoup à faire, notamment pour que les travailleurs sociaux se sentent légitimes à parler de l’alcool avec les jeunes. D’autant que les recherches en alcoologie montrent que les consommations sont plus pathogènes lorsqu’elles sont solitaires et qu’elles ont lieu dans un environnement culturellement pauvre.

Directeur de Jeudevi

(structure indépendante de recherche en sciences humaines), le sociologue Christophe Moreau est, avec l’épidémiologiste Marie Choquet, coauteur de Les jeunes face à l’alcool (éd. érès).

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