L’expérience s’est révélée concluante. Après avoir autorisé l’occupation, du 4 mars au 30 juin 2019, d’une ancienne résidence universitaire désaffectée pour y mettre à l’abri 220 personnes qui vivaient à la rue, l’Etat vient de prolonger cette mise à disposition de trois mois supplémentaires. « Je pense que ce sera encore prolongé », espère Thomas Couderette, cofondateur et président de l’Agence intercalaire, qui a joué un rôle clé dans cette initiative. En effet, les travaux pour réaliser une vaste opération immobilière sur l’ancien campus de l’Ensica (Ecole nationale supérieure d’ingénieurs de constructions aéronautiques), à Toulouse, ne devraient pas démarrer avant un an. Un temps suffisant pour occuper le terrain. Retour sur la façon dont des acteurs du social ont su relever le défi : aménager en un temps record un bâtiment destiné à accueillir des familles et à mettre en œuvre un accompagnement social adapté. Pour cela, trois associations ont travaillé ensemble en se répartissant les tâches.
« On a eu l’idée de lancer ce projet en comparant le nombre de bâtiments vacants avec celui de personnes vivant à la rue », déclare Thomas Couderette. A Toulouse, où l’on dénombre plus de 250 000 m2 de bureaux vides, les premières réquisitions pour héberger les personnes sans abri étaient des initiatives citoyennes, pilotées par le Collectif d’entraide et d’innovation sociale (Cedis) composé de travailleurs sociaux et de citoyens. Mais « on préférait que ce soit légal et encadré par une convention », souligne celui qui a cofondé en 2017 l’Agence intercalaire. Objectif : accompagner les propriétaires qui acceptent de prêter leurs bâtiments vides en attendant qu’ils soient réaffectés à un autre usage. D’où le nom de l’agence : intercaler un projet entre deux utilisations d’un espace. L’usage des locaux doit répondre à des enjeux humains et relever du secteur social ou de l’économie sociale et solidaire. En fonction du bâti, l’agence évalue les possibilités d’accueil, puis met les propriétaires en relation avec les associations qui vont gérer le lieu. Elle est composée de six bénévoles dont un urbaniste, deux architectes, un ingénieur du génie civil et Thomas Couderette, qui a « un profil militant ».
La résidence étudiante appartient au ministère de la Défense. Le terrain de 16 hectares abritait le campus de l’Ensica ainsi que le Centre d’essais aéronautiques de Toulouse (Ceat), dans le quartier de la Roseraie, tout près du centre-ville. Treize hectares sont condamnés depuis 2001, et les trois derniers le sont depuis 2015. Il y a bien longtemps que les associations du secteur lorgnent ces bâtiments, notamment le Cedis, qui a présenté à la préfecture ce projet d’accueil des personnes à la rue. Depuis la sortie négociée en 2014 d’un squat important en centre-ville, le Cédis est considéré comme un partenaire par la municipalité.
Avec le Collectif inter-association et d’identification toulousain (Ciat), ils font partie d’un groupe de travail animé par la mairie sur les problématiques des personnes sans résidence. « Nous essayons de pousser cette culture d’occupation de locaux en nous engageant à les restituer en bon état, assure Daniel Rougé, adjoint au maire de Toulouse chargé des politiques de solidarité et des affaires sociales. Les circonstances modifient la méthode, quand le besoin humanitaire est là, il faut trouver des solutions. » La caution morale de la mairie de Toulouse rassure les propriétaires. Les services de l’Etat ont réalisé une étude de faisabilité pour évaluer les travaux nécessaires à l’occupation du site de la Roseraie, mais le montant avancé – 300 000 € – a freiné toute velléité. C’est alors que l’Agence intercalaire a décidé de faire sa propre contre-expertise, estimant cette fois le coût des travaux à 160 000 €. Le ministère de la Défense donne en décembre 2018 son accord pour la mise à disposition et, en janvier de cette année, le financement des travaux est décidé. La préfecture reste maître d’ouvrage, mais ce sont deux architectes de l’agence, Jaufret Barrot et Anne-Marie Antoniolli, qui en assurent la maîtrise d’œuvre.
Il faut faire vite. Selon une enquête conduite par 155 enquêteurs (moitié agents municipaux, moitié associatifs), le 15 février dernier, à Toulouse, 4 669 personnes n’ont pas de logement fixe. Parmi eux, environ 500 vivent dans des campements ou des squatts. Les deux tiers sont des familles. La même enquête réalisée à Paris fait état de 3 641 personnes sans toit, soit 1 500 de moins. La plus grande partie vit en hébergement d’urgence ou d’insertion ou à l’hôtel. Mais 767 personnes, dont 262 enfants, sont sans solution et vivent à la rue, parfois sous une tente tout près de l’école où les élèves sont scolarisés. Une situation intenable. Mais le challenge à relever fait peur et les associations hésitent à répondre à l’appel à projets. Or l’échéance est courte, le bâtiment devant initialement être restitué le 30 juin. « Mettre en place une occupation courte dans la durée n’est pas quelque chose de simple, reconnaît Thomas Couderette. A Toulouse, il n’y avait pas d’acteur identifié là-dessus. » Les associations Union cépière Robert-Monnier (UCRM), Espoir et France Horizon sont approchées, et décident finalement de s’engager ensemble. « Il ne fallait pas louper le coche pour tenter de sortir des personnes de la rue », témoigne Hélène Mayer, directrice du pôle « logement et hébergement » de l’UCRM.
En quelques jours, les trois associations ont mis au point un projet très détaillé qui définit la typologie de l’accompagnement. « Ce qu’il faut retenir dans cette action, insiste Hélène Mayer, c’est que nous sommes arrivés à mettre au point une formule qui a permis de mettre rapidement des personnes à l’abri. Nous avons montré que nous savions réagir et que cette méthode pouvait être dupliquée ailleurs. » L’UCRM a été désignée pour passer une convention avec l’Etat et piloter l’opération. « Nous sommes les seuls titulaires de l’autorisation d’occupation temporaire, précise Vincent David-Robert, directeur adjoint du pôle “logement et hébergement” de l’UCRM. Nous avons aussi administré, pour le compte de l’Etat, les entreprises qui intervenaient pour effectuer les travaux. » Jaufret Barrot, de l’Agence intercalaire, a eu un rôle d’interface avec la préfecture. Tout le monde a joué le jeu pour faciliter les choses. « Tous nos interlocuteurs à l’armée comme à la préfecture nous prenaient au sérieux, précise Hélène Mayer. Il y avait vraiment cette volonté de faire ensemble. » En relevant ce challenge, les associations ont obtenu que 220 personnes à la rue soient logées, ce qui porte à 1 629 le nombre de places d’hébergement d’urgence à Toulouse.
L’accueil des personnes dans la structure s’est aussi fait rapidement. « Il ne fallait pas se faire de nœuds, ironise notre interlocutrice. On a eu quinze jours de préparation et dix-neuf jours de montée en charge pour accueillir les 220 personnes. » Il a fallu acheter les lits superposés, les kits d’hygiène, le linge de maison, les réfrigérateurs et les micro-ondes en un temps record. L’objectif était de réduire les coûts le plus possible en comparant les prix, en récupérant ce qui pouvait l’être, mais aussi en mettant la main à la pâte. Avant que les travaux d’aménagement ne commencent, il a d’abord fallu vider les locaux et les nettoyer, des pigeons s’étaient introduits par dizaines dans les lieux et n’avaient jamais pu en ressortir. L’entreprise de nettoyage avait présenté un devis de 17 000 €. Thomas Couderette a contacté Melting Potes, une association qui propose des actions de service civique à des binômes de jeunes Français et Roms(1) pour leur proposer de participer au décrassage des bâtiments désaffectés. Cette participation a permis de faire baisser le devis à 7 000 €. Et comme l’association Melting Potes devait déménager, elle est désormais hébergée à la Roseraie. « Ce sont des logiques vertueuses », fait valoir Thomas Couderette, qui, lui aussi, a mis une paire de gants pour participer au lavage. La somme économisée a ainsi pu être réaffectée à l’accompagnement social.
L’UCRM est chargée de l’ingénierie du projet, c’est elle qui est responsable de l’exploitation des bâtiments au niveau technique et logistique. Les deux autres associations ont contractualisé avec elle pour prendre en charge par délégation l’accompagnement social : Espoir gère trois étages et France Horizon deux. L’Agence intercalaire, pour sa part, est chargée de l’animation du lieu via l’association MI2S (Mutualisation pour l’innovation sociale et la solidarité). C’est elle qui porte le projet pour l’agence. Cette association intervient dans les squats et aide les collectifs qui n’ont pas un statut leur permettant de signer une convention en contractualisant à leur place. « Ce portage est temporaire, l’Agence intercalaire va prochainement se structurer en coopérative », assure Thomas Couderette. Depuis un an et demi, l’Agence intercalaire est membre de la coopérative Plateau urbain, acteur de référence dans l’occupation de bâtiments. Il a notamment porté dans le XIVe arrondissement de Paris le projet des « Grands Voisins » : transformation de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul en un espace comportant des centres d’hébergement, un accueil de jour, une centaine d’associations d’artistes, une ressourcerie, un restaurant solidaire d’insertion… « Nous récupérons leur expertise, ajoute-t-il, et ça rassure les propriétaires. » Au départ, la préfecture avait pensé que l’ancienne résidence universitaire de l’Ensica pouvait accueillir 300 personnes, mais les trois associations ont préféré limiter leur nombre à 220 afin que le lieu reste vivable. Ces personnes viennent par le service intégré de l’accueil et de l’orientation (SIAO), qui connaît bien les lieux. S’il y a quelques couples sans enfant, la plupart des personnes accueillies sont des familles composées de deux à six personnes. Certaines sont des demandeurs d’asile qui reçoivent l’allocation octroyée par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), d’autres travaillent, d’autres encore perçoivent des aides sociales, et certaines n’ont aucune ressource.
Les bénéficiaires sont logés dans des chambres de 9 m2, deux par famille, dont la composition varie de deux à six personnes. Une chambre sert pour le jour et l’autre pour la nuit. Les familles ont à leur disposition un micro-ondes et un réfrigérateur. A chaque extrémité de couloir se trouve une cuisine, ouverte de 7 heures à 22 heures. Le fait que les sanitaires et les cuisines soient collectifs n’est pas toujours facile à vivre pour les familles. « Nous avons également une chambre d’urgence en cas de problème au sein d’un couple », explique Simon Escalas, coordinateur social pour France Horizon. « Espoir et France Horizon, ce sont deux cultures professionnelles qui se rencontrent, estime Véronique Garnier, directrice adjointe du pôle “urgence” de l’association Espoir. Nous n’avons pas les mêmes pratiques, pas la même organisation, mais c’est une richesse. » Tous insistent sur le fait qu’il faut clairement définir qui fait quoi. « L’UCRM, poursuit-elle, apporte plus de rigueur dans le suivi administratif. Nous, nous sommes plutôt dans la culture orale. » Grâce à un travail préparatoire, les associations ont des outils communs à leur disposition, comme les modèles d’avertissements, le livret d’accueil ou le contrat d’hébergement. Espoir et France Horizon fonctionnent en binôme (composé d’un travailleur social et d’un technicien en intervention sociale et familiale) tous les jours de 9 heures à 22 heures. Les personnes accueillies reçoivent 15 € par personne et par jour pour assurer le minimum vital et, dans le cas d’accueil d’urgence le soir, « nous avons un stock de nourriture pour faire des colis », précise Christelle Moussay, cheffe de service de l’association Espoir.
« Notre mission est de répondre aux besoins des personnes tout en leur servant de tremplin », évoque Véronique Garnier. Les associations mettent en œuvre des actions adaptées aux nécessités de chacun : santé, scolarisation… L’accueil étant provisoire et les enfants scolarisés continuant à aller à l’école où ils étaient inscrits avant, elles aident les parents, par exemple, à se repérer dans la ville pour accompagner leur progéniture. Pouvoir intervenir auprès de 220 personnes en même temps permet aussi de mettre en place des actions collectives : un dépistage de la tuberculose avec le centre de lutte antituberculeux de l’hôpital toulousain Joseph-Ducuing a ainsi été effectué. Cet hôpital associatif sans but lucratif, géré par l’association des Amis de la médecine sociale, est un partenaire essentiel en matière de santé. Tout comme la protection maternelle et infantile de secteur, qui s’occupe de vacciner les enfants jusqu’à l’âge de 16 ans. Le travail d’accompagnement se découpe en plusieurs phases. La mise à l’abri est suivie d’un travail d’évaluation, de diagnostic social et administratif des personnes. A l’issue du séjour dans le centre, les familles sont réorientées par le SIAO ou l’Ofii.
« Là où ils étaient avant, on ne pouvait pas les réorienter car on ne les connaissait pas », explique Simon Escalas. Mais les travailleurs sociaux veillent à ce qu’une relation de dépendance ne se développe pas. « Notre but est de leur donner accès au droit commun de manière à ce qu’ils soient autonomes une fois sortis d’ici », pointe Véronique Garnier. Aujourd’hui, se réjouit Thomas Couderette, « avec le même investissement que pour une chambre d’hôtel, on a l’accompagnement social en plus ». Concrètement, le prix à la journée s’élève à 24 €, dont 7 € sont destinés à rembourser les 160 000 € d’investissement. Le reste est réservé au suivi social. Dans le centre, les personnes accueillies peuvent prendre des cours de français langue étrangère (FLE), bénéficier de soutien scolaire ou participer à l’un des ateliers animés par des bénévoles (théâtre, vélo, photo ou peinture). L’UCRM a donné un budget de 1 500 € à l’Agence intercalaire, qui a servi, entre autres, à acheter une caisse à outils pour réparer les vélos que l’association Vélorution récupère ainsi que les produits qui permettent de développer les photos. « Une fois passée la phase tendue de la première vague d’admission, explique Clément Cayla-Giraudeau, coordinateur de l’UCRM au sein du centre d’hébergement, notre ambition a été d’harmoniser nos pratiques. Si on s’y est retrouvés, c’est qu’entre les trois associations, bien que nous ayons des histoires différentes, nous partagions les mêmes valeurs. » Des valeurs de solidarité qui permettent à 220 personnes d’avoir un toit au moins jusqu’au 30 septembre…
Née en 2013, la coopérative Plateau urbain(1) rassemble les différents acteurs permettant de mettre en œuvre des occupations temporaires de bâtiments inoccupés : collectivités locales, collectifs, propriétaires, experts… Le but est d’aider des porteurs de projets associatifs, culturels ou entrepreneuriaux à trouver des locaux à prix réduits dans les millions de mètres carrés de bâtiments vides et en attente de projet. L’occupant paie les charges et les taxes et évite au propriétaire les coûts souvent sous-évalués que représentent les dépenses d’un site inoccupé.