Du sol au plafond… Vieux journaux, emballages, bouteilles vides, vêtements, détritus et objets en tous genres, voire des animaux, les personnes atteintes du syndrome de Diogène ne jettent rien. Elles accumulent, entassent, stockent pendant des années, conduisant à des situations d’incurie dans le logement. En avril dernier, à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), une octogénaire est décédée dans l’incendie de son appartement jonché d’ordures. Cette personne avait fait l’objet d’un signalement un mois avant auprès de la mairie qui n’avait pas les moyens de la contraindre à une hospitalisation. Ce fait divers, loin d’être le premier du genre, illustre toute la difficulté de prendre en charge ce public.
Le syndrome de Diogène a été décrit en 1975 par Clark, un gériatre anglais, pour caractériser, chez la personne âgée, un trouble du comportement associant une négligence extrême de l’hygiène corporelle et domestique (incurie) ainsi qu’une accumulation d’objets hétéroclites (syllogomanie) qui conduisent à des conditions de vie insalubres. Neurologue, psychogériatre et éminent spécialiste du sujet, Jean-Claude Monfort a conduit avec son équipe une recherche sur le syndrome de Diogène dans la région parisienne en 2010 sur 120 cas. Selon lui, la définition de ce syndrome comporte un critère principal : « Est “Diogène” la personne qui, aux yeux d’un visiteur, aurait besoin de tout mais ne demande rien. » Il existe par ailleurs trois critères dits « secondaires » qui concernent les modalités de la relation aux objets (totalement absents ou innombrables), au corps (trop négligé ou trop propre) et à autrui (beaucoup de relations ou misanthropie). « Dans la moitié des cas, des troubles psychiatriques identifiables sont retrouvés, il s’agit de “Diogène” secondaires à une pathologie psychotique, dépressive, délirante, à des troubles cognitifs le plus souvent majeurs de niveau démentiel, ou à des troubles graves de la personnalité avec misanthropie ou phobie sociale. Enfin des problèmes d’addiction à l’alcool, aux drogues ou aux médicaments sont parfois au-devant de la scène clinique ou associés à d’autres troubles », explique Georges Jovelet, psychiatre. « Dans l’autre moitié des cas, ces manifestations témoignent d’une clinique psychosociale ; des points de fragilité psychique liés à l’enfance sont retrouvés comme élément causal sans la présence d’un tableau psychiatrique franc. La part de folie au sens large de ces sujets est tout entière contenue dans l’aspect édifiant de leur logement suscitant répulsion et fascination plus que dans leur discours marqué par la méconnaissance, un déni franc et l’absence du sentiment de honte. »
Comment repérer les personnes touchées par ce syndrome dans un contexte d’absence de demande, de plaintes, et de sollicitation des services sociaux et médico-sociaux ? La situation d’incurie au logement est souvent signalée par le voisinage qui, incommodé par des nuisances (présence d’odeurs nauséabondes, de parasites…) ou craignant les risques d’incendie, de fuite de gaz, d’inondations, fait remonter l’information au syndic, au bailleur social, aux services d’hygiène de la commune, aux services sociaux, à la police. « Il faut que les choses deviennent sensoriellement visibles, en effet, pour que les instances (mairie, préfecture…) soient convoquées et interviennent, sinon cela reste très longtemps “en souffrance” », note Jean Furtos, psychiatre, chef de service en psychiatrie au centre hospitalier Le Vinatier à Bron (Lyon), et directeur scientifique de l’Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité (ONSMP). Les personnes peuvent également être repérées fortuitement à la suite d’un incident impliquant une assistance médicale ou une hospitalisation. Une fois repérées, il faut toutefois avoir la possibilité de franchir le pas de la porte du domicile pour nouer progressivement une relation de confiance, engager un accompagnement social et médico-social. D’après les travaux de Jean-Claude Montfort, seuls 20 % des « Diogène » acceptent les aides proposées.
La délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal) préconise des formes d’intervention partenariales entre tous les professionnels concernés : bailleurs sociaux, travailleurs sociaux, professionnels de santé, services d’hygiène et de l’habitat, mandataires judiciaires, délégués aux tutelles, magistrats. « Un acteur unique, quel que soit son niveau d’expertise, ne peut résoudre une situation d’incurie seul : il apparaît nécessaire de faire appel à des compétences diverses (médicales, sociales, juridiques et techniques) au départ de la prise en charge »(1). « Une première évaluation médicale et sociale est nécessaire, complétée, dans un deuxième temps, par celle du service technique de l’habitat. L’évaluation médicale fait appel au médecin traitant : le patient peut fuir toute prise en charge de ce type, au risque de négliger un diabète, une hypertension, une dénutrition. Une équipe mobile de psychiatrie, de gériatrie ou de précarité-exclusion peut intervenir sur le lieu de vie pour compléter le premier examen et isoler une pathologie sous-jacente. Le service technique de l’habitat peut être sollicité pour dire s’il y a une dangerosité du logement – risque d’incendie, dégât des eaux, ou présence de nuisibles. Enfin, les conseils locaux de santé mentale [CLSM] servent d’interfaces entre le social, les services de la mairie et la psychiatrie pour évoquer les cas difficiles. Et les situations de “diogénisation” sont fréquemment l’objet de signalement par les travailleurs sociaux en quête d’aide et de soutien dans leur démarche de première ligne. Cette approche complète les réunions de service et les groupes d’analyse des pratiques animées par un intervenant extérieur qui permettent de “déplier” des situations concrètes rencontrées dans les pratiques de terrain », explique Georges Jovelet.
En juin 2018, l’Orspere-Samdarra – observatoire national sur les thématiques de santé mentale et vulnérabilités – a réalisé un film d’animation sur « l’incurie dans l’habitat »(2). Partant de la présentation de deux situations de syndrome de Diogène fictives, ce film présente les différents enjeux autour de la prise en charge. « Ces situations convoquent des logiques d’intervention différentes. Elles illustrent la difficulté pour les secteurs intervenant dans des champs professionnels différents à trouver un point de convergence. La variété des situations individuelles et contextuelles ne permet pas d’imaginer une seule bonne manière de faire », insiste l’observatoire.
« Si les pouvoirs de police du mairie en matière d’habitat permettent la mise en œuvre d’un nettoyage du logement, cette opération nécessitée par des motifs de santé publique est une étape fragilisante pour la personne qui appelle une vigilance particulière et de possibles interventions ponctuelles et ciblées dans les champs sanitaire et social. L’opération de nettoyage, qui conduit fréquemment à vider le logement de l’intégralité du mobilier et des effets personnels, marque une brutale rupture des conditions de vie de la personne et provoque un stress majeur avec un risque de décompensation et, dans certains cas, de décès. » Partant de ce constat, en 2012, la mairie de Toulouse a mis en place un protocole entre le conseil départemental, le centre hospitalier Gérard-Marchant – doté d’une équipe mobile d’intervention et de crise – et le centre hospitalier universitaire permettant de mettre en œuvre une prise en charge coordonnée et pluridisciplinaire des personnes atteintes du syndrome de Diogène. En novembre dernier, la ville de Limoges a également adopté un protocole d’accord pour les actions entre la commune, le centre hospitalier Esquirol et la Société de protection des animaux de la Haute-Vienne pour les cas où le syndrome de Diogène est accompagné du syndrome de Noé, qui consiste en l’accumulation pathologique excessive d’animaux.
Mais face à ces situations, les professionnels du secteur social et médico-social peinent parfois à trouver des interlocuteurs. « Parmi eux, les aides à domicile apparaissent particulièrement isolés, dès lors qu’ils constatent une situation de ce type chez une personne ne bénéficiant d’aucune prise en charge (sociale, médicale…) et ont des difficultés à être entendus par les autres professionnels (médecins généralistes, psychiatres…) et les familles. Cette situation d’isolement est d’autant plus forte que les professionnels peuvent avoir le sentiment que “les signalements n’aboutissent à rien” (du fait du manque de lisibilité et/ou de ressources) », relevait une étude dressant l’état des lieux de la prise en charge des personnes âgées présentant des troubles psychiques à Marseille, réalisée par le Conseil d’orientation en santé mentale, l’équipe MAIA Marseille, et l’Uriopss Paca et publiée en mars 2018. Et de poursuivre : « Pour les personnes qui bénéficient d’une prise en charge conjointe par plusieurs professionnels, les difficultés de compréhension et de langage communs persistent, les professionnels du champ médical regrettant d’être interpellés sur des situations de “risque potentiel” alors que, du point de vue de la psychiatrie, un syndrome de Diogène peut être contenu. Plus généralement, le suivi des situations de personnes présentant des troubles d’accumulation compulsifs, en situation d’isolement et avec des ressources financières limitées (pour un placement en Ehpad ou, plus simplement, le paiement de l’intervention de services de nettoyage) s’avère particulièrement complexe – y compris du point de vue des réseaux gérontologiques. » Lorsque l’évaluation ne révèle aucune maladie, la question se pose de savoir ce qu’il y aurait lieu de faire ou de ne pas faire. Intervenir ou pas ? Jusqu’où ? Et comment ? « Les faits divers relatent la situation de personnes en rupture sociale retrouvées mortes à leur domicile récemment ou à distance de la date estimée de leur décès. Mais quand il n’y a pas une pathologie franche, pas de discours relevant de troubles neurocognitifs majeurs, délirants, mélancoliques, dépressifs, la prise en charge est difficile, faute du levier de la maladie et du soin consenti ou sous contrainte permettant d’agir. Un tel comportement si étrange, si dérangeant, relève du libre arbitre de la personne, de la liberté de vivre dans ces conditions contraires aux convenances sociales », fait remarquer Georges Jovelet.
L’appellation « syndrome de Diogène » fait référence historiquement à Diogène le cynique (né à Sinope en 413 avant J.-C. et décédé en 324 avant J.-C. à Corinthe) qui vivait dans un tonneau, méprisant les conventions sociales et les hommes. Dans son étude descriptive de 2010, le psychogériatre Jean-Claude Monfort a établi 14 types de Diogène. Il estime sa fréquence à 1,6 cas pour 10 000 habitants de plus de 50 ans. Les personnes sont majoritairement âgées de plus de 60 ans. L’âge moyen est de 79 ans chez les hommes et de 77 ans chez les femmes. Cependant, tous les âges et toutes les catégories socio-professionnelles peuvent être concernés.
(1) Dihal, « Lutter contre l’habitat indigne : agir face aux situations d’incurie dans le logement, accompagner les personnes en difficultés », octobre 2013.
(2) Film disponible sur YouTube : https://bit.ly/2Jn7bA6.