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Le fabuleux destin des « Germaine »

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Chorale non conventionnelle, Germaine and The Kids réunit quelque 80 résidents de sept maisons de retraite et une vingtaine d’élèves d’une école élémentaire de Mayenne. Une expérience humaine riche, ponctuée par un concert à Paris. Et la preuve qu’un autre regard sur la vieillesse est possible.

Elle a demandé des pastilles pour la gorge et du sirop, est passée la veille chez le coiffeur. Dans sa chambre de la résidence Ambroise-Paré, à Cossé-le-Vivien (Mayenne), son tee-shirt vert, siglé « Germaine and The Kids », repose au placard, bien plié. Aujourd’hui, a lieu la répétition générale de la chorale. Yvonne n’ira pas. Elle est prête, mais se projette déjà dans les prochains jours : le voyage en car à Paris, le concert au Grand Rex dans le cadre de la Silver Night, la visite de la capitale… « On ira voir les lumières, il y aura mon fils et ma fille. » A 89 ans, Yvonne se préserve, de peur de perdre sa voix. Cela ne l’empêche pas de jeter un œil aux textes de ses chansons. Ni même d’interpréter cette Ballade irlandaise qu’avait reprise Bourvil. « Elle est bien, celle-là, pas trop criarde, douce », confie-t-elle.

On entend la télévision du voisin qui, depuis le couloir, marche à plein régime. Et la voilà qui chante « cet oranger sur le sol irlandais », qui mime l’eau de la rivière, assise sur son lit. « J’aime la musique, ça me permet de rester jeune », dit-elle. L’aventure de la chorale Germaine and The Kids ? « Ça m’a débloqué le cerveau. Avant, je n’osais pas sortir. Maintenant, je vais au théâtre, au cinéma, et il faut que ça continue ! » A Paris, Yvonne sait qu’elle passera un très bon moment. « Quand je serai dans l’ambiance, ce sera parti. » Comme lorsqu’elle a chanté au festival Les Embuscades en juillet 2018, puis au théâtre de Laval en septembre. « Je me donnais à fond de train, on était à l’aise, c’était super… »

A l’entrée de la résidence, l’une de ses partenaires de chant attend, elle, le départ pour la répétition avec impatience. Stressée ? « Oh, dame, non, pas du tout », rétorque Geneviève, prête depuis trois bonnes heures. Autour de l’animatrice, Manon Parmène, les quatre choristes de la résidence enfilent leur tee-shirt, plaisantent entre elles. Denise fait des bisous à l’animatrice, lui tapote les fesses avec sa canne : « Cette chorale, c’est un peu de gaieté pour nous autres vieux », dit cette dame de 91 ans, avant de monter dans le bus.

Après Huguette the power…

Direction Saint-Quentin-les-Anges, à une vingtaine de kilomètres de là. En cette journée ensoleillée, un brin d’effervescence saisit la commune de quelque 400 âmes. Les enfants seront les premiers arrivés : ils ont quitté l’école en rangs pour rejoindre la salle des fêtes juste en face. Sur le parking, défilent les minibus en provenance de sept Ehpad du sud du département. A l’entrée de la salle, les écoliers forment une haie d’honneur et scandent les prénoms de leurs aînés : « Albert, Albert ! Gilberte, Gilberte ! » Les uns claudiquent, canne à la main, les autres roulent en fauteuil sous le regard affectueux des enfants. « V’là la doyenne ! » : Germaine, une sacrée personnalité qui a donné son nom à la chorale et débarque tout sourire, du haut de ses 98 ans. Elle aura droit à un bisou de la part de chacun des écoliers. Ni impressionnés, ni ennuyés, les enfants sont ravis de retrouver leurs partenaires de chant. Jade, Faustine, Léa font les présentations : « Y a Bérengère, qui n’a plus de dents, elle est toujours en train de papoter. Et puis Yvonne aussi, elle est marrante. » Des starlettes, ces Germaine ! Dans leurs pas, quelques journalistes captent la scène, interrogent ces chanteurs âgés de plus de 80 ans, devenus presque familiers des caméras.

« Allez, on va s’installer, on a du boulot », coupe Pierre Bouguier. Lui, c’est le chef de chœur, l’âme de cette aventure. A l’initiative du projet : Jean L’Oury. Le directeur artistique du festival Les Embuscades, à Cossé-le-Vivien, a souhaité monter une chorale intergénérationnelle et la programmer pour cet événement d’humour et de théâtre burlesque. « Je connaissais Pierre, je savais qu’il était apte à mener un tel projet », explique Jean L’Oury. En 2018, Germaine and The Kids, ses résidents d’Ehpad et ses élèves, jouait devant 1 200 personnes. « C’était un spectacle chargé de rire et d’émotion, avec un public, les larmes aux yeux, qui ne s’attendait pas à un tel dynamisme », se souvient Jean L’Oury. Un succès qui en rappelle un autre… Trois ans auparavant, Pierre Bouguier avait déjà pris les rênes d’une chorale similaire : Huguette The Power. A l’époque, le projet rassemblait 55 résidents de quatre Ehpad et de deux foyers logement du nord du département. L’initiative, portée par la médiatrice culturelle Julie Aubry, émanait alors d’un autre festival, Au Foin de la rue, à Saint-Denis-de-Gastines (Mayenne). Invité à s’y produire, Huguette The Power avait fait le buzz jusqu’à voler la vedette aux têtes d’affiche, Sanseverino et Oxmo Puccino. « Ce devait être un unique concert, explique Pierre Bouguier. Et il y a eu tellement d’émotions qu’on en a refait trois autres, dont l’un l’an dernier au Grand Rex. » L’aventure avait même fait l’objet d’un film documentaire, sorti en 2017 dans les salles mayennaises(1).

A quelques jours de cette nouvelle prestation à Paris, Pierre Bouguier prend la température. « Pas d’absent ? Tout le monde pète la forme ? » Avant d’attaquer la répétition, il prend soin de saluer la mémoire d’André, décédé avant de connaître la scène du Grand Rex. « On est ravis qu’il ait vécu cette aventure avant de partir au ciel. On va chanter pour lui aujourd’hui. » Place à de rapides exercices physiques et à quelques improvisations vocales. « Posez vos cannes par terre. On chauffe les mains, les bras, le torse. Vous répétez après moi : “tss, tss, tss, ouh, ah, ah”. »

Avec Huguette The Power, Jérôme Doittée avait composé le Rap d’Huguette : « Et debout sans complexe / On veut voir le Grand Rex / Les Germaine sont dans la place / Et les Kids aussi / Les fesses qui basculent / Les épaules en l’air / Ça va zouker / Avec Mémé Les Watts / Avec du soleil dans les corps / Pour éclairer le Grand Rex… » Et pour ce nouveau projet, le compositeur mayennais a écrit une nouvelle chanson détonante : « Germaiiiiine… and The Kids ! », scandent les personnes âgées en montrant du doigt les enfants. La musique swingue et l’interaction entre générations remplit les cœurs. « Quand ça commence, c’est important de bouger avec le corps, conseille Pierre Bouguier. Et c’est parti, haussements d’épaule. » Les corps, meurtris, abîmés par le temps qui passe, entrent en mouvement. Naturellement. « Je leur explique qu’on n’est pas sur scène comme dans la vie, qu’il faut réveiller la notion de don, de générosité, souligne Pierre Bouguier. Les Germaine ont cette grande force d’être elles-mêmes, de dépasser leur fragilité et de lâcher prise. Leur manque d’énergie, elles le transcendent en étant engagées dans l’acte créatif et en mettant du corps dans la musique, du mouvement pour offrir le plus bel instant possible. »

Chacun oublie ainsi ses douleurs pour interpréter Riquita (joli fleur de Java), sur un rythme reggae. Le groupe de Pierre Bouguier, Mémé Les Watts, qui accompagne les choristes sur scène, s’est fait une spécialité du style rétro-actuel. Le quatuor reprend des titres du répertoire populaire revisité à la sauce moderne. Et parfois l’inverse. Dans la salle des fêtes, le chef de chœur passe le micro et met le feu aux poudres sur J’adore, de Philippe Katerine. « Et je coupe le son… » Chez les choristes, ça proteste de façon véhémente. L’une d’entre elles, dans son fauteuil roulant, prend le micro : « Je vais te mettre un coup de pied au cul si tu remets pas le son, prends garde à toi ! » Le propos est osé, impertinent, mais discuté avec les choristes : « On dit quoi, là ? “Je vais te botter le cul, le derrière, les fesses” ? Quelqu’un est choqué ? Quelqu’un ne connaît pas ce mot ? », interroge Pierre Bouguier. Va pour le “cul” ! L’ambiance monte et la répétition prend des airs débridés. Les enfants dansent. Sur A bicyclette, l’ensemble des choristes mime le guidon qui fonce sur les routes, fait mine de mettre son casque et freine pieds sur les pédales. Il y a des airs de joyeuses colonies de vacances qui alternent avec des moments d’émotion. Et de grande complicité. Comme cet élan de la jeune Faustine sur les genoux de son aînée Germaine. « C’est un des jolis moments du concert, prenez le temps », conseille Pierre Bouguier. Une belle histoire aussi. « La mère de Faustine était la voisine de Germaine. Pour elle, voir son enfant monter aujourd’hui sur les genoux de son ex-voisine, c’est formidable. »

Une subtile impertinence

Cette complicité entre les générations s’est nourrie au fil des répétitions. Car c’est bien la force d’un tel projet : plus que le résultat final, c’est le parcours qui compte. Une grosse dizaine de répétitions auront permis de créer ces instants suspendus de poésie, de rire et de bonne humeur. Grâce à un subtil mélange d’improvisation et d’écriture. Car comment ne pas improviser, face à des personnes parfois très dépendantes ? « On ne sait jamais comment ils vont réagir », reconnaît Pierre Bouguier. Le chef de chœur en a encore fait l’expérience lors du concert au Grand Rex. Albert a déjoué les plans en interprétant Le petit vin blanc à l’harmonica, un morceau repris ensuite au chant, qu’on lui avait pourtant interdit. « Il s’est braqué et il n’a plus voulu chanter lorsqu’il était censé intervenir seul sur un autre morceau, détaille Pierre Bouguier. Dans ces moments-là, il faut laisser la place à l’imprévu. »

Le chef de chœur mène son groupe avec autant d’humanité que d’impertinence. Il tutoie tous les résidents, dont il connaît les prénoms un à un, et sait allier l’humour à la bienveillance. Un subtil équilibre qui tient autant aux qualités des choristes qu’à la personnalité de ce trentenaire. Musicien, Pierre Bouguier est avant tout un humaniste, passionné des autres et à l’écoute des personnes fragiles. Après avoir été tenté par le métier d’éducateur spécialisé, participé à des colonies de vacances avec des enfants atteints de trisomie, il a mené des interventions musicales en instituts médico-éducatifs (IME), avec toujours la même faculté d’adaptation. « Il sait tirer le meilleur des gens en situation de souffrance sociale. Spontané, il est très fort pour mettre à l’aise et briser la glace pour créer du lien entre les gens », expliquent les membres de son groupe Mémé Les Watts. Globe trotteur, Pierre Bouguier a commencé la guitare sur le tard. Sûr qu’il ne pouvait pas en jouer, du fait de deux phalanges manquantes à un doigt. « Quand, à 20 ans, je suis allé au Mali, on m’a dit : “Tu as neuf doigts et un tiers et tu ne peux pas jouer ?” Ça a été un électrochoc pour moi. » Le jeune homme a alors trouvé sa place pour transmettre la musique aux enfants et aux personnes fragiles. « Je suis à l’aise avec le hors-norme. Il y a un naturel, une intégrité, une couleur unique qui se dégage de ces personnes. » Aussi l’homme a-t-il su mener un projet artistique fort avec un jeune atteint d’autisme (voir encadré page 33).

Avec Germaine and The Kids, comme auparavant avec Huguette The Power, l’engagement a pris une autre dimension. Notamment en matière de logistique. Une mission qui incombait à Solène Louvet, coordinatrice du festival Les Embuscades : « Il y a des problématiques de fatigue liées au déplacement à Paris à prendre en compte, des questions médicales pour les uns, du stress pour les autres, explique-t-elle. On a réservé quatre bus équipés pour les personnes à mobilité réduite, dû trouver une salle des fêtes sur la route pour anticiper les temps de pause. » Certains résidents n’étaient jamais allés à Paris avant le concert. Telle Anna, 90 ans : « Il doit y avoir plus de choses à visiter qu’à Saint-Aignan-sur-Roë [son lieu de résidence, Ndlr] », s’amuse-t-elle. La journée aura été longue, chargée en émotion et fatigante pour ces personnes âgées. Mais couronnée d’une belle récompense : voir le Grand Rex et déguster saumon et burger dans un restaurant parisien. « Prendre des risques, c’est être du côté de la vie, résume Pierre Bouguier. C’est comme ça qu’on fait bouger les lignes. »

Des bienfaits évidents

Et force est de constater qu’avec ce projet les lignes ont bougé. D’abord, sur le plan artistique : « Il y a eu un bond énorme entre les premières répétitions et les concerts », s’enthousiasme Pierre Bouguier. Entre deux répétitions, les résidents d’Ehpad ont travaillé avec Anne Dugué, intervenante de l’école de musique de Craon, habituée à faire de la musique au chevet, avec sa guitare dans les chambres : « Même avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, les paroles reviennent d’elles mêmes », souligne-t-elle. Sur le plan humain aussi, les lignes ont bougé. « Une véritable complicité s’est installée en presque un an de répétitions avec les élèves qui ont l’âge d’être leurs petits-enfants : on sent dans la voix, dans le regard l’admiration des enfants,, explique Rachel Collet. Et on retrouve de la joie avec un mélange de voix énergiques et plus posées, parfois oubliées. » Aide médico-psychologique à l’Ehpad de Cossé-le-Vivien, elle-même a aussi pris une bouffée d’air avec ce projet : « En trente-cinq ans de carrière, je n’ai jamais vécu ça et je n’ai jamais pensé pouvoir autant rire dans mon métier. »

Les corps se sont parfois réveillés, malgré les difficultés. « Il y a un élan vital qui a boosté certains pendant quelques mois, souligne Céline Boucault, psychologue à l’Ehpad de Renazé jusqu’en décembre dernier. Je pense à une résidente toute recroquevillée, dont les épaules ne bougeaient pas. Elle s’est mise à faire des grands gestes pour montrer à quel point elle était émue par le spectacle : elle avait oublié ses douleurs. “Quand j’ai chanté, je ne pensais plus à rien”, disait-elle. C’est une belle manière d’expérimenter le corps différemment. »

Pour leur part, les familles ont parfois renoué le contact avec leurs parents, âgés. « Les familles nous remercient pour le projet, elles sont touchées et reconnaissantes de ce qu’on fait », explique Manon Parmène, à l’Ehpad de Cossé-le-Vivien, qui ne pensait pas qu’un tel projet puisse avoir autant d’impact. « Et ça montre que, même si l’Ehpad est le dernier chemin avant la mort, on peut encore y faire plein de choses. » Germaine and The Kids pose un regard différent sur la vieillesse. « Dans d’autres civilisations, le vieux est la personne la plus respectée, à qui l’on doit la vie. Nous, c’est presque l’inverse. Les vieux ne sont pas productifs, pas rentables. Et la mort, les rides, on les cache, analyse Pierre Bouguier. Avec ce projet, l’estime et le regard sur soi changent grâce à la rencontre avec le public, au fait de se faire applaudir : les personnes deviennent alors utiles parce qu’elles provoquent de l’émotion chez les autres. » Une belle leçon de vie. Le signe qu’à tout âge il est possible d’apprendre. Et de surprendre.

En duo avec un jeune autiste

Ensemble, ils ont publié un disque de chansons, D’un monde à l’autre, paru le 15 mars dernier(1). En 2008, Pierre Bouguier rencontre Matthieu Hamon lors d’interventions musicales à la section « autisme » de l’institut médico-éducatif de Château-Gontier (Mayenne). « Malgré un sévère handicap, il connaissait plein de chansons. Et lors de mes interventions, c’était le seul moment de la semaine où on entendait le son de sa voix, explique Pierre Bouguier. Alors qu’il n’est pas connecté avec ses propres émotions, j’ai découvert en lui une incroyable capacité à en transmettre. » Ensemble, ils ont fait des centaines de concerts. Pierre venait le chercher dans son foyer avant qu’ils prennent tous deux la route. « A aucun moment, il monte sur scène pour plaire aux gens. Mais les vibrations, les sons de la musique comme le public le stimulent. » Avec Pierre, Matthieu, de la même manière que les Germaine, retrouve la confiance. « Je l’ai vu s’ouvrir aux autres, gagner en sérénité. Je n’ai aucune peur d’improviser et il le ressent. S’il sort du cadre, je suis content. » Prendre des risques, faire un pas de côté et lâcher prise. Voir que la terre tourne encore. Malgré ses différences, ses handicaps… Une recette que Pierre Bouguier n’a pas fini d’appliquer.

Notes

(1) Huguette The Power, documentaire d’Arnaud Ray (2017). Diffusion-achat auprès de la compagnie Des Arbres et des hommes, à l’adresse desarbreset deshommes@gmail.com.

Reportage

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