Comment vit-on la ville quand on est en situation de handicap mental ou psychique ? Comment s’y repère-t-on ? Quel type de logement faudrait-il imaginer pour que l’inclusion ne soit pas un vain mot ? Deux architectes toulousaines, Océane de Matos et Mélanie Barrès, se sont penchées sur ces questions et ont développé une approche sensorielle de l’architecture pour concevoir des espaces adaptés à tous. Pour entendre les personnes psychiquement fragiles, mal à l’aise avec les mots et les concepts, elles ont élaboré des outils qui les aident à exprimer leur ressenti.
« Nous pensons que le handicap est une richesse pour repenser le cadre de vie à destination de tous les habitants », souligne Océane de Matos. Personnellement sensibilisée au handicap – âgé de 19 ans, son frère Thiefaine est trisomique –, elle a également été accompagnatrice de séjours adaptés pendant ses huit années d’études. Architecte formée à l’urbanisme, elle a observé que rien n’était réalisé pour l’autonomie et le bien-être des personnes en situation de handicap mental ou psychique, ultrasensibles à l’environnement, et a fait de cette problématique son cheval de bataille. Un combat qu’elle mène avec Mélanie Barrès, engagée elle aussi dans des démarches participatives : « J’ai obtenu mon diplôme à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette, une école qui a un fort axe social. » En 2017, les deux consœurs ont créé l’association Handi’Apt avec un autre architecte, un urbaniste, un ergothérapeute et un ingénieur informatique, dans l’objectif d’associer les personnes en situation de vulnérabilité en tant qu’expertes à la conception de logements, de bâtiments ou d’espaces urbains. « Elles sont toujours exclues des consultations car il n’existe pas d’outils adaptés pour elles », s’indigne Océane de Matos.
Leur première création, qui valait aussi comme ballon d’essai pour tester leur méthode de concertation, a consisté à créer un abri sensoriel dans un espace public. « Nous souhaitions concevoir un espace qui soit un sas de décompression pour les personnes en situation de handicap mental, un endroit où elles puissent faire une pause quand elles se sentent oppressées et duquel elles puissent appeler si jamais elles se sont perdues », explique Mélanie Barrès. Pour cela, elles se sont formées à la communication alternative et augmentative (CAA) et à la démarche du Facile à lire et à comprendre (Falc), qui consiste notamment à communiquer à l’aide de pictogrammes. Leur objectif : parvenir à définir ce que ressentent les personnes privées de paroles en ville.
Durant six mois, elles ont organisé des déambulations sensorielles dans Toulouse avec des personnes en situation de handicap mental ou psychique, complétées par des ateliers de restitution. « Ces balades permettent de pointer tous les types d’agressions qu’elles subissent : sonores, visuelles, lumineuses ou flux trop important de personnes », commente Océane de Matos. La première excursion, en mai 2018, traversait une partie du centre-ville en passant par les bords de la Garonne. Une quinzaine de personnes y ont participé, emmenées par des associations partenaires, comme Route nouvelle, Toutes voiles dehors ou encore l’hôpital de jour Condeau. Ces sorties se déroulent en binômes, avec des personnes « ordinaires » (membres du Centre des jeunes dirigeants, étudiants en graphisme, etc.) qui aident leur partenaire à exprimer son ressenti.
Les participants disposaient d’un carnet de bord où étaient marquées les différentes étapes du parcours et où ils devaient noter comment ils se sentaient, ce qu’ils percevaient, voyaient… Etait-ce agréable ou pas, ou neutre ? Pourquoi ? L’atelier suivant consistait à restituer les sensations ressenties à l’aide de pictogrammes. « Ces déambulations, explique Océane de Matos, ont permis de mettre en évidence certains éléments sources de stress comme la circulation, trop bruyante, qui crée un sentiment d’insécurité, ou le peu de place pour s’asseoir et l’absence d’espaces végétalisés. » En revanche, les endroits à l’ombre, éloignés de la route, proches d’éléments naturels ou ayant une vue dégagée, rassurent. L’opération a été répétée dans des stations de métro ou des quartiers avec de grands immeubles. Ce que les personnes mentalement fragiles ont relevé et qui pourrait, au plus, provoquer une gêne, un désagrément, de l’inconfort dans la population générale devient pour elles une source de douleur et d’angoisse. Parmi les facteurs les plus anxiogènes, les mauvaises odeurs, les courants d’air, le bruit, les trottoirs trop étroits, les sensations de vide ou d’agitation, la foule, le manque de verdure, les vues encombrées, la lumière éblouissante, les matériaux gris…
A partir de toutes ces remarques, et au bout d’une douzaine de rencontres mêlant des outils différents, dessins, collages, sticks repositionnables, il a été possible de concevoir un espace refuge, un « abri sensoriel ». « Nous avons travaillé sur un espace courbe, qui soit le plus organique et naturel possible, résume Mélanie Barrès. Et qui réponde à une demande prépondérante : voir sans être vu. » Non par curiosité, mais par besoin de sécurité. L’abri mesure 9 m2, est composé de bambous tissés à la main et de bouts de bois poncés et dispose d’assises moelleuses pour s’isoler, s’apaiser ou les partager. A la suite de l’exposition de cet abri innovant à la médiathèque José-Cabanis de Toulouse, où il a remporté un franc succès, la municipalité en a commandé un qui sera installé de façon pérenne près de la station de métro qui dessert la gare de Toulouse.
Aujourd’hui, Océane de Matos et Mélanie Barrès vont appliquer leur méthode, c’est-à-dire prendre en compte l’avis de personnes en situation de handicap, mais cette fois à l’échelle d’un quartier en construction. L’idée fait suite à un appel à projets – « Dessine-moi Toulouse » – destiné à donner une nouvelle vie à une quinzaine de sites, et prévoit la construction de bureaux, d’espaces associatifs, de logements, de commerces, d’un parking de 300 à 400 places ainsi que l’aménagement d’espaces extérieurs. Les élus, qui souhaitaient que les projets soient le plus innovants possible, ont retenu l’équipe du groupe Pichet, qui avait sélectionné Handi’Apt pour son volet inclusion. Dès septembre prochain, des déambulations seront à nouveau organisées dans le quartier à rénover, dans le but de développer une charte d’aménagement inclusif avec les commerçants et les associations du quartier.
ont fait évolué leur concept d’« abri sensoriel » mis en œuvre près d’une station du métro toulousain grâce à des échanges avec des participants en situation de handicap (www.facebook.com/HandiApt).