S’il n’existe ni un seul profil, ni bien entendu une seule cause de radicalisation, on peut cependant constater une combinaison de facteurs sociaux, psychologiques et ethno-raciaux qui, dans un contexte géopolitique favorable, vont produire de la radicalité.
La première composante, massive celle-là, est la jeunesse. Le psychiatre Serge Hefez parle d’ailleurs du jihadisme comme d’une “radicalisation adolescente”(2). Sur les quelque 20 000 individus qui se sont radicalisés en France, 75 % ont moins de 25 ans et sont parfois encore mineurs. L’adolescence étant une période radicale en soi et un moment de disponibilité pour les “grandes causes”, il n’est pas si surprenant de constater cette surreprésentation de personnes jeunes dans les groupes radicaux.
La seconde composante est sociale. Pierre Beckouche, professeur à l’université Paris 1, observe que “la presque totalité des assassins de 2015 sont issus des quartiers de la politique de la ville. Mohamed Merah venait des Izards, Amedy Coulibaly de la Grande Borne […]”(3). Plus récemment, on peut y ajouter Radouane Lakdim, de la cité Ozanam de Carcassone, Khamzat Azimov, qui a grandi dans le quartier d’Elsau à Strasbourg. Farhad Khosrokhavar précise qu’on observe le même phénomène en Grande-Bretagne avec les descendants de migrants pakistanais ou bengali ainsi qu’en Belgique avec ceux venant du Maroc. Il suffit donc de se pencher sur la cartographie résidentielle des jeunes terroristes pour constater qu’ils viennent en majorité de quartiers populaires enclavés ou non, mais où la sociabilité adolescente et les carrières partagées d’apprentis délinquants favorisent des projets à forte rentabilité symbolique. La requalification politico-religieuse qu’autorise la violence commise au nom de Dieu permet en effet de se soustraire au statut de “jeunes de banlieue” qui cumule tous les stéréotypes négatifs et rend possible une forme de rédemption qui est même censée profiter à l’entourage familial du “martyr”(4). Il n’échappera en effet à personne que la plupart des personnes radicalisées portent, tout comme ceux qui sont victimes de violences policières, des patronymes maghrébins ou subsahariens, en bref des populations “racisées” que l’on désigne en Suède sous le terme de “non-ethniquement suédois”, en Allemagne, de “Passdeutschen”, ou en Angleterre, de “Pakis”. L’anthropologue David Puaud parle d’ailleurs d’une “radicalisation d’exclusion”, majoritaire, selon lui, au sein des 48 situations qu’il a étudiées dans 12 villes de France où “le phénomène de radicalisation islamique apparaît minoritaire”(5). Il observe en particulier des similitudes dans les parcours de vie des principaux acteurs des meurtres de Toulouse en 2012, des attentats de Charlie Hebdo ou encore du musée juif de Bruxelles. Tous ont connu les interventions des travailleurs sociaux et de la justice des mineurs. Leurs environnements familiaux ont été jugés défaillants et ils ont donc fait l’objet d’un placement en foyer ou en famille d’accueil. Leur scolarité s’est révélée chaotique et ils ont tous commis des actes de délinquance très jeunes avant d’être incarcérés(6). Les contours de ces profils semblent très éloignés de ceux de dangereux idéologues au service d’une grande cause révolutionnaire visant à déstabiliser le monde occidental. Il s’agit plutôt, selon les termes d’Alain Bertho, d’une “islamisation de la colère, du désarroi et du désespoir des enfants perdus d’une époque terrible qui trouvent dans le djihad un sens et des armes pour leur rage”(7).
Si la radicalité à connotation religieuse peut être corrélée à la jeunesse et à la vulnérabilité sociale et économique, elle ne peut véritablement se déployer sous forme de crimes sans dispositions psycho-affectives(8). La plupart des femmes et des hommes qui passent à l’acte le font aussi parce qu’ils sont en souffrance, et la radicalité à connotation religieuse peut aussi exprimer le symptôme de cette “dépression d’infériorité” qu’évoquait déjà Francis Pasche en 1963(9). Beaucoup de jeunes hommes aux parcours chaotiques ont connu des phases dépressives qui les ont amenés à être suivis par des psychologues ou des éducateurs, et la moitié des femmes prises en charge par le centre de Dounia Bouzar avaient été abusées sexuellement. Les jeunes filles, par exemple, peuvent passer en quelques jours de la prostitution à la religion, de la minijupe au nijab. Le psychanalyste Fethi Benslama rapporte qu’un juge antiterroriste considérait qu’au moins un tiers des personnes radicalisées dont il avait instruit les dossiers présentaient des troubles psychotiques(10). On peut donc parler légitimement de “fragilité psychologique”(11). La dimension rédemptrice de la radicalité religieuse permet ainsi de répondre au besoin de réparation lorsqu’on a honte de son parcours et que les ressources pour le réhabiliter sont hors de portée immédiate. Familles éclatées, placement, maltraitance, prostitution, misère sexuelle, échec scolaire et addictions composent un tableau clinique préoccupant qui peut trouver dans une proposition rédemptrice comme la radicalité à connotation religieuse, et son incarnation dans le projet de califat du pseudo-Etat islamique, une résolution prometteuse et définitive puisqu’elle mène presque systématiquement à la mort mais aussi au paradis. Cette souffrance que les soignants et les travailleurs sociaux observent chez un grand nombre de sujets est une composante non négligeable du processus de radicalisation, qu’il convient de croiser avec les autres dimensions sociologique et culturelle si l’on veut s’emparer de la question radicale avec volontarisme et lucidité.
Comme l’expliquait en d’autres temps et pour d’autres causes le psychiatre Claude Olievenstein, la radicalité, comme la toxicomanie, c’est la rencontre d’un produit, d’une personnalité et d’un moment socioculturel”(12). Le produit étant l’“islam” radical, la personnalité, celle de ces adolescents aux parcours chaotiques, et le contexte, celui d’une société en voie de se fracturer en autant d’identités meurtrières que d’appartenances. »
(1) Cette tribune s’appuie sur une enquête menée auprès de 219 assistantes sociales scolaires travaillant dans la périphérie de Paris et des témoignages recueillis lors de formations et de cours d’anthropologie du religieux dispensés à de futurs assistants de service social, animateurs socio-culturels et éducateurs spécialisés (2014-2018). Les résultats de cette enquête ont été publiés dans un ouvrage coordonné par Faïza Guélamine et Daniel Verba : Faits religieux et laïcité dans le secteur socio-éducatif : questions de management (2018) – Ed. Dunod-Andesi. Ce livre a reçu le prix de l’initiative laïque de la MGEN-CASDEN-MAIF.
(2) « Le jihadisme une radicalisation adolescente » – Le Monde, 14 décembre 2015.
(3) « Une géographie sociale accablante » – Libération du 28 décembre 2015.
(4) Le « martyr » est supposé racheter tous les péchés de la famille et lui ouvrir l’accès au paradis.
(5) D. Puaud – Le spectre de la radicalisation : l’administration sociale en temps de menace terroriste – Ed. Presses de l’EHESP, 2018.
(6) D. Puaud – « Le spectre du radical islamiste » Journal des anthropologues, vol. 146-147, n° 3, 2016.
(7) A. Bertho – Les enfants du chaos. Essai sur le temps des martyrs – Ed. La Découverte.
(8) Pour plus de développement sur cette dimension, se référer à l’ouvrage de Fethi Benslama : Un furieux désir de sacrifice – Ed. du Seuil, 2016.
(9) F. Pasche – « De la dépression » – Revue française de psychanalyse, vol. 27, n° 2-3, 1963.
(10) Op. cit., p. 48.
(11) Cette fragilité concernait 40 % des prisonniers approchés par Farhad Khosrokhavar (« Radicalization in prison : the french case » – Politics, Religion &Ideology, vol. 14, n° 2, 2013.
(12) Cl. Olievenstein – La drogue ou la vie – Ed. Robert Laffont,1983.
Contact :