« Parce qu’elle irrigue la société, qu’elle joue un rôle de facilitateur et d’engagement dans la cité, l’éducation populaire a un rôle capital à jouer pour contribuer à “faire et refaire société”. » Dans un avis intitulé « L’éducation populaire, une exigence du XXIe siècle » adopté le 28 mai dernier(1), le Conseil économique, social et environnemental (Cese) met en lumière la modernité de l’éducation populaire. Les deux rapporteurs, Christian Chevalier, professeur des écoles et ancien secrétaire général du syndicat des enseignants (Unsa) et Jean-Karl Deschamps, co-secrétaire général de la Ligue de l’enseignement, formulent vingt préconisations à destination des pouvoirs publics pour contribuer à restaurer et valoriser, renforcer et sortir de l’invisibilité l’éducation populaire.
L’éducation populaire est un champ protéiforme. « Elle agit dans de très nombreux secteurs : l’éducation, la culture, le sport, le numérique, le lien social, la solidarité, le médico-social, le socio-culturel, l’économie sociale, l’environnement, la citoyenneté… Cette transversalité et cette diversité sont des marqueurs de l’importance de son action. Mais a contrario, elle est aussi une des sources de son invisibilité, notamment par les pouvoirs publics avec lesquels elle n’a pas un interlocuteur identifié mais de très nombreuses interlocutions qui fractionnent ses relations », analyse le rapport du Cese. Selon le Comité pour les relations nationales et internationales des associations de jeunesse et d’éducation populaire (Cnajep), le secteur de la jeunesse et de l’éducation populaire représente en 2017 environ 630 000 associations, soit près de la moitié du nombre total d’associations en France, regroupées dans 75 organisations nationales. « L’éducation populaire joue également un rôle essentiel dans nombre de quartiers populaires des villes et en milieu rural, par la gestion d’équipements de proximité comme les maisons des jeunes et de la culture, les centres sociaux ou les foyers ruraux. Ces chiffres mettent en évidence le rôle de l’éducation populaire comme acteur majeur de la société civile de notre pays, mais aussi son poids comme acteur économique (en tant qu’employeur notamment) et contributeur des politiques publiques de l’engagement, de la jeunesse et de l’économie sociale », explique Emmanuel Porte, chargé d’études et de recherche à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep)(1).
Et pourtant, selon les co-rapporteurs, la sollicitation des structures de l’éducation populaire relève « de plus en plus du pansement et de la réparation d’une société fracturée de plus en plus inégalitaire et injuste ». « Si quasiment tous les gouvernements saluent l’importance de l’éducation populaire au service de l’intérêt général et du “vivre ensemble”, il faut constater qu’en dehors de très rares exceptions telles que la création du service civique, il n’y a pas eu de politique publique nationale volontariste en faveur de l’éducation populaire depuis les années 1980. Pourtant, les pouvoirs publics savent recourir à ses compétences, ses méthodes et son réseau. Ainsi, après les attentats de novembre 2015 qui ont frappé notre pays, c’est largement vers l’éducation populaire qu’ils se sont tournés pour retisser du lien et préserver la concorde nationale », rappelle l’avis du Cese. Christian Chevalier et Jean-Karl Deschamps appellent donc de leurs vœux la mise en œuvre d’une politique volontariste qui soutienne les structures de l’éducation populaire à travers à la fois « un portage politique fort » et « un soutien financier beaucoup plus appuyé qu’il ne l’ait aujourd’hui ». Pour redonner un véritable élan et une reconnaissance pleine et entière à l’« éduc pop », le Cese préconise l’engagement d’« un plan national volontariste » dont l’objectif sera de faire vivre sur tous les territoires, et en priorité les plus fragiles, au moins un équipement pluridisciplinaire. Il s’agira concrètement d’un lieu de rencontres, de partage, de débat, de dynamique collective et donc de démocratie, en mobilisant pour cela les organisations d’éducation populaire de ces territoires. L’enjeu est de « combattre le morcellement de la société, le sentiment d’abandon, de relégation de certains territoires et surtout de ces habitants en engageant une réponse politique ambitieuse » , a insisté Jean-Karl Deschamps. « L’actualité de ces six derniers mois démontre l’urgence d’ouvrir des espaces permettant aux citoyens et aux citoyennes de s’exprimer, d’échanger, de participer aux débats qui alimentent notre société et surtout d’être entendus et ainsi de contribuer réellement aux décisions locales comme nationales » , rappelle le Cese.
Se poser la question du modèle économique de l’éducation populaire, c’est d’abord se poser la question de la situation économique du monde associatif qui reste la forme principale de portage des actions d’éducation populaire, rappelle le Cese. « Si l’éducation populaire est un incubateur d’idées, un foisonnement de bénévoles, de militants désintéressés, elle se heurte à de réelles difficultés économiques liées au désengagement des pouvoirs publics, que ce soit l’Etat ou les collectivités territoriales », déplore Jean-Karl Deschamps. Par ailleurs, la suppression des contrats aidés combinée au retrait des activités périscolaires est venue accroître cette fragilité des structures. La part des subventions publiques ne représente plus que 20 % des ressources associatives en 2017, contre 34 % en 2005, et laisse la place à la généralisation des appels à projets et surtout des appels d’offres. « Pour permettre aux acteurs de l’éducation populaire de continuer à être force de propositions, d’innovations, il faut leur laisser le pouvoir d’initiative. Or le mode de financement public de la plupart des actions qu’ils mènent tend à faire du marché public la seule norme », commente Jean-Karl Deschamps. Pour sa part, Didier Jacquemain, président du Conseil national des employeurs d’avenir, reconnaît que les entreprises de l’éducation populaire qui sont essentiellement des entreprises associatives sont d’une certaine manière dans une forme de dépendance vis-à-vis des pouvoirs publics. « L’enjeu est que l’on ne soit pas uniquement dans la prestation de services, uniquement des opérateurs de l’Etat. C’est une dérive qui nous guette », avertit François Mandil, président du Cnajep. Et d’ajouter : « Il faut que l’on invente de nouveaux modes de financement qui ne soient pas uniquement dépendants de la commande publique. »
Pour permettre la stabilité des organisations d’éducation populaire, le Cese préconise de favoriser le recours à la convention pluriannuelle d’objectifs (CPO) comme mode de financement. « Dans le cadre du CPO, l’initiative revient à la structure qui a imaginé, conçu, et porte le projet », rappelle Jean-Karl Deschamps. « L’enjeu est d’importance non seulement pour les organisations mais aussi et surtout pour la pérennité des réponses, l’attractivité et l’animation des territoires et la qualité du service rendu. L’action de l’éducation populaire ne peut être cantonnée aux seuls secteurs considérés comme non solvables par les autres acteurs économiques », estime le groupe de l’Union nationale des associations familiales (Unaf). Au-delà du financement, Jean-Karl Deschamps rappelle la nécessité d’agir dans un environnement juridique et fiscal le plus stable possible. Dans un contexte de réforme fiscale, le Cese préconise donc le maintien du cadre fiscal spécifique aux organisations d’éducation populaire « au titre du caractère désintéressé de leur gestion, de l’impartageabilité de leur bénéfice, du but non lucratif et de leur contribution à l’intérêt général conformément à la charte des engagements réciproques ».
Il n’existe pas à ce jour de filière de formation initiale aux métiers de l’éducation populaire. « Aujourd’hui, les formations pouvant conduire au diplôme d’Etat supérieur de la jeunesse de l’éducation populaire et du sport (Desjeps) dépendent du ministère des Sports. Pourtant, ce ministère n’abrite pas l’ensemble des directions liées à la thématique de l’éducation populaire », rappelle le Cese.
Cette absence d’une filière propre est vécue comme un manque de reconnaissance par les acteurs du milieu. Son existence permettrait, entre autres, aux professionnels de se compter, de se connaître, d’échanger et de mesurer l’étendue et la diversité de leurs professions. Car « derrière la logique de filière se trouve donc cette logique de reconnaissance des métiers de l’éducation populaire », souligne les co-rapporteurs. Le Cese préconise donc d’identifier et de coordonner l’offre de formation initiale et continue aux métiers relevant de l’éducation populaire. Cette démarche s’appuiera sur une évaluation des besoins de formation et de qualification, sur un état des lieux de l’offre actuelle, un travail prospectif et sur l’organisation d’une concertation renforcée entre les ministères et les branches professionnelles concernés.
Pour les co-rapporteurs, il y a également « nécessité absolue » de renforcer les moyens de formation des centaines de milliers de bénévoles qui tous les jours font l’éducation populaire. Le Cese suggère après étude, d’ouvrir le compte engagement citoyen (CEC) à tous les bénévoles qui s’investissent au moins 200 heures par an dans des actions associatives et d’envisager l’abondement du CEC par le compte personnel de formation. « Le Cese préconise un investissement fort dans la formation des bénévoles en abondant significativement le Fonds national de développement de la vie associative [FNDVA], particulièrement mis à mal ces dernières années », indique Christian Chevalier. Avec 8 millions d’euros par an, le budget consacré au FNDVA apparaît insuffisant au regard des besoins des environ 16 millions de bénévoles associatifs.
Suite à cet avis du Cese, l’éducation populaire s’engagera-t-elle sur la voie d’une plus juste reconnaissance ? Pour Jean-Karl Deschamps, les vingt préconisations formulées ne visent pas à « redonner du lustre à un vieux concept », « ni même à réhabiliter un mouvement de l’histoire de la République » mais à permettre au pays « de se réapproprier un des outils majeurs dont il dispose pour refaire société ». Le co-rapporteur insiste sur la nécessité de « faire le choix et vraiment le choix de l’éducation populaire et pas seulement quand le pays traverse des périodes de crises. Faire le choix du préventif au lieu du curatif. »
Le Cese préconise que soit nommé, « de façon pérenne » auprès du Premier ministre, un ou une délégué(e) interministériel(le) à l’éducation populaire. L’« éduc pop » est en effet « un objet aux formes diverses » que l’Etat peine à appréhender car il est à l’inverse « construit en silos ». « Ainsi, l’éducation populaire, la vie associative, ou encore la jeunesse circulent au gré des gouvernements entre différents portefeuilles ministériels. Cette instabilité ne permet pas l’émergence d’une politique publique pérenne en faveur de l’éducation populaire alors que son action nécessite de s’inscrire dans la durée pour pouvoir être efficace », note le Cese.
(1) L’avis a été adopté par 166 voix pour, 5 voix contre (le groupe des jeunes) et 4 abstentions.
(2) L’éducation populaire en France – Fiche repères Injep, mai 2019. Téléchargeable sur le site Internet de l’Injep.