« En réponse à la complexité du système des prestations sociales qui empêche de sortir les personnes d’une situation de pauvreté ou d’exclusion et entraîne des taux élevés de non-recours, le revenu universel d’activité (RUA) devrait fusionner plusieurs aides sociales en une allocation unique, sous conditions de ressources et d’activité, devant permettre à chacun d’accéder à ses droits et, ainsi, en renforçant la visibilité, devrait favoriser l’adhésion de tous à notre modèle social. L’autre objectif assigné au RUA est de favoriser la reprise d’activité, car chaque euro gagné par le travail devra se traduire par une augmentation de revenu disponible.
L’enjeu est immense quand, en France, 9 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté et que les prestations sociales bénéficient à 19 millions de personnes.
Si nous partageons l’objectif de simplification des prestations sociales, surtout si elle permet d’améliorer et de rendre plus visibles les procédures et d’automatiser l’accès aux droits sociaux, plusieurs inquiétudes apparaissent.
Et tout d’abord, une inquiétude sur le périmètre de ce dispositif. Lors du lancement de la concertation, le 3 juin dernier, le gouvernement nous a certifié que nous partions d’une page blanche. Pourtant, le périmètre du RUA semble déjà bien construit. On nous parle du RSA, de la prime d’activité, mais aussi de l’allocation aux adultes handicapés (AAH), de l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) et des aides au logement. Il y a là une confusion, ne serait-ce qu’au regard des objectifs affichés. Le RUA devra – faut-il le rappeler ? – favoriser la reprise d’emploi. En quoi l’AAH et l’Aspa, qui ont une vocation spécifique visant à prendre en compte l’inégalité de destin des personnes en situation de handicap et âgées et à assurer des minimum de ressources, pourraient favoriser la reprise d’activité ? Comment concilier la volonté de retour à l’activité, en particulier pour les personnes en situation de handicap lorsque, dans le même temps, l’augmentation du nombre des demandeurs d’emploi en situation de handicap connaît une hausse trois fois supérieure sur un an à celle de l’ensemble des demandeurs d’emploi ? Comment intégrer l’Aspa, qui concerne les personnes âgées de plus de 65 ans, dans une allocation unique censée favoriser la reprise de l’activité ?
Enfin, les allocations logement ne sont pas des minima sociaux mais des aides au paiement des loyers dans les parcs publics et privés. Ces aides bénéficient majoritairement à des ménages pauvres, mais aussi à des ménages modestes dont les ressources sont au-dessus des seuils des minima sociaux. Les APL représentent 18 milliards d’euros pour 6,5 millions de ménages (soit 13 millions de personnes). De ce fait, la politique en faveur de l’accès au logement n’est pas soluble dans celle de lutte contre la pauvreté. Elle concerne aussi bien des jeunes en voie d’émancipation que des étudiants, des femmes qui élèvent seules leurs enfants, des personnes en situation d’isolement, de dépendance, de handicap. Autant de citoyens qui pourraient perdre leurs allocations logement si elles étaient fusionnées dans un “revenu universel” aligné sur le RSA actuel. Echaudées par les multiples coupes budgétaires engagées sur les APL depuis le début du quinquennat, nos associations veilleront particulièrement à ce que les fonds consacrés au logement ne servent pas de variable d’ajustement budgétaire au RUA.
S’agissant des populations cibles, nous approuvons la volonté d’intégrer les jeunes dans ce dispositif, et en particulier les 18-25 ans, alors qu’un quart d’entre eux vit sous le seuil de pauvreté. Ce sujet fera l’objet d’un groupe de travail spécifique : nous y défendrons l’accès des jeunes en difficulté à un minimum social assorti d’un droit à l’accompagnement et à la formation.
Cette volonté de lutter contre le non-recours et d’intégrer plus d’allocataires potentiels aux prestations nous amène à la seconde inquiétude : la faiblesse des moyens alloués à cette réforme, annoncée par le gouvernement à budget constant. Si tel devait être le cas, le projet gouvernemental risque de faire de nombreux perdants. Les premières simulations réalisées par France stratégie ont établi que 3,55 millions de foyers constateraient dans cette hypothèse une baisse de leurs revenus. Comment peut-on, à budget constant, réduire le non-recours, ouvrir les minima aux jeunes et fusionner des dispositifs qui ont des règles de calcul différentes sans faire de nombreux perdants ? Les associations de solidarité n’accepteront pas une réforme qui acterait la dégradation du pouvoir d’achat d’une partie des ménages pauvres en organisant une “solidarité entre précaires” par redéploiement des aides existantes, quand les plus aisés bénéficient de réductions d’impôt significatives depuis le début du quinquennat.
Un tel mécanisme ne ferait que renforcer les inégalités sociales. A ce titre, l’expérience lancée en Grande-Bretagne, en 2010, de l’Universal Credit est éclairante. Cette allocation unique rassemble les principales prestations sociales non contributives du système britannique, y compris les aides au logement. Qu’observe-t-on neuf ans plus tard ? La pauvreté en Angleterre n’a pas baissé et de nombreux ménages ont vu leurs allocations diminuer ou s’éteindre. Au contraire, la société britannique est toujours plus inégalitaire, de récents rapport montrant même un appauvrissement d’une frange significative de la population.
Dernière inquiétude, l’introduction dans cette réforme de contreparties d’activité aux aides sociales – un sujet qui ne semble pas tranché par l’exécutif au moment où démarre cette concertation. Si l’objectif de certaines prestations est bien le retour à l’emploi, les associations rappellent que les allocataires du RSA sont déjà soumis à des obligations d’insertion, à travers la signature d’un “contrat d’engagements réciproques” pouvant être sanctionnés en cas de non-respect par une suspension de l’allocation. La création d’une obligation d’activité reviendrait à culpabiliser les allocataires et à les stigmatiser au moment où le gouvernement annonce vouloir réduire le non-recours aux aides. Cette orientation pourrait également mettre en concurrence des allocataires en activité avec des salariés au Smic à temps partiel, avec des effets pervers sur le marché de l’emploi peu qualifié. Enfin, l’hypothèse d’une contrepartie aux aides sociales par une activité bénévole ne tient pas : le bénévolat est “par essence” un engagement volontaire qui ne peut être soumis à des sanctions financières.
Dans ce contexte, que doit-on attendre de ce RUA ? La lutte contre la pauvreté et l’exclusion ne passe pas uniquement par les prestations monétaires. Doit-on redire combien il est difficile de trouver un emploi si l’on n’est pas en bonne santé, si l’on est sans logement ou dans l’impossibilité de s’alimenter correctement ? Garantir l’accès de chacun aux droits fondamentaux suppose une politique globale qui inclut la santé, le logement, l’emploi, l’éducation ou la culture. Au-delà, la lutte contre la pauvreté doit s’articuler autour de trois piliers : un revenu minimum garanti ; un accompagnement renforcé et personnalisé ; une politique audacieuse pour faciliter l’accès des plus précaires à la formation professionnelle et à un travail décent.
L’allocation doit être pensée comme un revenu minimum décent versé de manière inconditionnelle sous plafonds de ressources. Nous proposons une règle simple pour en fixer le montant : personne, en France, ne devrait vivre avec moins de 50 % du revenu médian (soit 855 € pour une personne seule). Cet impératif a un coût nécessitant une mise en œuvre progressive et pluriannuelle. Mais est-il interdit d’imaginer un effort de même ampleur que la revalorisation bienvenue, en décembre 2018, de la prime d’activité pour sortir les plus pauvres de la misère ? Quand la volonté politique est au rendez-vous, on sait trouver les moyens.
Ce revenu minimum garanti doit rester un droit. Ne nous trompons pas : la quasi-totalité des personnes en situation de pauvreté veulent retrouver un emploi et une place dans la société. Elles ont besoin d’être accompagnées dans cette recherche d’insertion : la collectivité en a même le devoir. La stratégie de lutte contre la pauvreté a prévu un renforcement significatif de l’accompagnement vers l’emploi des allocataires des minima sociaux. C’est cette démarche qu’il convient d’accentuer, et non l’instauration de contreparties incertaines, qui contribueraient à stigmatiser les personnes en précarité, leur infligeant une double peine : vivre dans la misère et devoir se justifier en permanence pour avoir une chance d’en sortir. »
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