L’entrée de la salle rouge se veut discrète, petit perron à l’angle du château de Luzancy (Seine-et-Marne), paisible bourgade aux portes du vignoble champenois. C’est ici, dans les locaux de la maison d’enfants à caractère social (Mecs), qu’a débuté en 2005 le service « accueil écoute famille » (AEF), où les parents des enfants placés au sein de la structure(1) sont accueillis et accompagnés. Virginie Jurvilliers, la mère discrète de Yanis, 13 ans, confié à la Mecs de 2013 à 2016, revient pour la première fois dans le salon coloré aux canapés douillets et fleurant bon le café : « Revenir ici, c’est boucler une boucle. J’ai trouvé un soutien, de la bienveillance, dans les bons comme dans les mauvais moments. On n’est pas livrés à nous-mêmes. Il y a eu beaucoup d’échanges avec les professionnelles du service, mais jamais d’ordres sortant du chapeau. J’ai appris à écouter, à faire confiance aux autres, j’avais envie de réussir. On s’est alliés, et cela m’a permis de récupérer mon fils. »
A l’origine de ce service singulier, l’ancien directeur de la maison qui, bien en amont du texte de loi du 5 mars 2007 affirmant la nécessité de favoriser l’implication des parents dans le cadre de la protection de l’enfance, a porté cette intuition forte : l’accompagnement de l’enfant vers sa reconstruction ne peut se penser sans celui de ses parents vers un nouvel équilibre familial. Jusque-là, en dehors des visites « médiatisées » entre l’enfant et ses parents, au cadre ordonné par le juge des enfants et toujours en présence d’un tiers, il n’existait pas d’alternative. Pour les parents ayant conservé un droit de visite et d’hébergement ouvert (retour de l’enfant au domicile les week-ends et vacances), le service a donc voulu initier une modalité d’accompagnement plus souple et proche d’eux, fondée sur le principe de libre-adhésion. « Ce qui a changé avec l’AEF, c’est une façon spécifique d’accueillir les familles dans un lieu dédié, chaleureux, et de prendre le temps de construire avec elles une relation de confiance basée sur l’écoute bienveillante et le non-jugement », explique Florence Girault, éducatrice spécialisée, dans le dispositif depuis ses débuts et aujourd’hui responsable de l’espace « famille » dont l’AEF fait partie.
Dégagées du suivi éducatif des enfants, les deux éducatrices spécialisées à temps complet du service ont pour mission de soutenir les parents volontaires dans leur rôle éducatif, sans se substituer à eux. Les rencontres ont lieu en mode individuel, à domicile ou à l’extérieur, au sein de la Mecs ou dans les nouveaux locaux de l’espace « famille », installés depuis l’an dernier à La Ferté-sous-Jouarre. « On est dans le “faire avec”. L’objectif est de les aider à prendre conscience non pas de leur “faute” mais de leur responsabilité dans le placement et à travailler, si possible, à un retour de l’enfant, en prenant appui sur leurs compétences et en valorisant leurs savoir-faire », précise Florence Payen, seule éducatrice en poste pour l’instant, l’autre étant en cours de recrutement.
Au sein d’un secteur qui s’est construit historiquement « contre » les familles, l’AEF bouscule en profondeur la culture des équipes. Pour ces raisons, le service a d’abord fonctionné « en autonomie » au sein de l’établissement, sous le pilotage direct du précédent directeur de la Mecs, remplacé aujourd’hui par Marion Le Texier. Composant avec des familles (15 à 25 en moyenne) aux profils disparates mais partageant toutes une grande précarité sociale (45 % relèvent de prises en charge de la maison départementale des personnes handicapées), l’AEF a dû structurer son action au fil du temps afin d’apporter une plus-value éducative. L’équipe s’est ainsi appuyée sur la théorie de la parentalité du pédopsychiatre Didier Houzel, privilégiant le traitement de ses axes expérientiel (désir d’enfant) et pratique (tâches quotidiennes). Elle s’est aussi référée aux travaux de Catherine Sellenet sur la parentalité partielle et la coéducation ainsi qu’à des recherches concernant l’attachement, le développement de l’enfant… Sur ces bases, les professionnels ont élaboré des grilles d’évaluation des compétences parentales, aux questions très précises, toujours utilisées aujourd’hui. « Le principe a été d’enlever au maximum toute subjectivité et de croiser les regards. Ça n’est pas seulement le regard des professionnels sur les compétences parentales, c’est aussi celui du parent sur ce qu’il fait, ce qu’il est avec son enfant. Cette évaluation partagée est la base du contrat d’accompagnement et de notre alliance avec eux », insiste Sophia Lahcene-Necer, psychologue à la Mecs, qui a contribué à la construction de cet outil.
Après les temps d’accueil des parents, puis d’échanges sans détours sur les raisons du placement et de rencontres avec la psychologue pour aborder l’histoire familiale et d’éventuelles répétitions transgénérationnelles, l’approche du service se décline en plusieurs étapes. Les éducatrices identifient d’abord le contexte socio-familial, c’est-à-dire l’ensemble des ressources et obstacles dans la relation avec l’enfant, et les points sur lesquels ils ont besoin d’être accompagnés (problèmes financiers, de logement, de voisinage, familiaux, professionnels…). Lors de ces entretiens a lieu aussi un repérage des différentes difficultés dont les parents peuvent souffrir, y compris des troubles de l’addiction. En regard, des pistes sont proposées par l’équipe. « On les oriente vers les professionnels adaptés pour les démarches administratives, les dispositifs sociaux ou de soutien thérapeutique, les assistantes sociales de secteur, les associations d’aide aux victimes, les caisses d’allocations familiales, les tutelles des parents… On les accompagne si besoin au rendez-vous. C’est l’occasion d’un soutien global qui vise à reconstruire un lien social, une stabilité autour d’eux et à les rendre plus disponibles pour un travail sur leur rôle parental », précise Florence Payen.
L’accompagnement peut aussi s’arrêter là lorsque les troubles détectés sont trop importants, une schizophrénie non stabilisée, par exemple. « Globalement, les situations familiales se dégradent aujourd’hui, pointe Marion Le Texier. Certaines constantes chez les parents sont récurrentes : pathologie de la carence, déficiences intellectuelles, troubles psychologiques… Avec, en face, des enfants très carencés sur les plans affectif et éducatif. »
Devant la complexité des problématiques et la souffrance qu’elles génèrent, la régularité est un pilier de l’action du service – parfois jusqu’à quatre rencontres par semaine. Sans faire de forcing et sans verser dans l’assistanat : les échanges quotidiens, la supervision de l’équipe (une fois par mois avec une psychologue clinicienne extérieure) et ses formations en continu sont là pour ça. « La force de ce dispositif est de ne pas déléguer aux services sociaux l’éducation des enfants mais d’inclure les parents directement comme acteurs. Ici, la parole est favorisée, la réflexion soutenue, de la place est faite pour l’observation clinique, même si le positionnement reste éducatif », apprécie Olga Medina, psychologue clinicienne, intervenue auprès de l’équipe pour des formations sur les pathologies parentales ou les états de crise, et bientôt sur la parentalité des enfants handicapés. Avant de poursuivre : « Cet espace offre une possibilité de renouveler la structure familiale, avec la présence soutenante des tiers professionnels, et de sortir d’une vision trop souvent manichéenne. Il n’y a pas de méchants, de victimes, chaque sujet est accueilli dans son humanité, et cela ouvre tout un champ de possibles. »
Florence Payen insiste : « On devient de réels référents, sans jouer les psys ou les assistants sociaux. Dans toute la démarche, l’accent est mis sur l’authenticité, la transparence et le respect du rythme de chacun afin de consolider progressivement les changements qui se sont opérés. Avec les parents, on se positionne sur un pied d’égalité. Si on leur demande beaucoup, on a en retour cette capacité d’intervenir en quantité et d’adapter selon leur problématique. Ils ont le choix du jour, du temps, de l’activité, d’annuler si besoin. Rien n’est standardisé, c’est du cousu main ! »
Quatre mois au plus après le début de la prise en charge, le parent s’auto-évalue à partir des grilles fournies par les professionnels, dont l’échelle va de 1 à 10. « On part du principe que le zéro n’existe pas et que le 10 n’est pas le parent parfait, commente la responsable du service. Pendant cette phase, on n’amène aucun argument, on n’intervient pas et on invite le parent à être le plus honnête possible. Comme la relation est vraie, le chiffre qu’il pose l’est généralement aussi. » S’ensuivent des temps de rencontre parents-enfants (jeux, repas, devoirs…) où l’équipe, en observation, complète à son tour les grilles, dans l’espace du service, à l’extérieur ou dans l’appartement mis à disposition des familles depuis 2012 (un outil spécifique à l’AEF situé au sein de la Mecs). Restent enfin la confrontation des points de vue et la fixation d’un chiffre commun entre parents et professionnels, débouchant sur l’élaboration d’une stratégie avec des objectifs partagés et actualisés tous les trois ou quatre mois.
« S’évaluer soi-même, s’autoriser à nouveau est un exercice long et pas facile quand on vous a retiré la garde de vos enfants et que l’on est passé par la case zéro de l’estime de soi, témoigne Clélia D.(2), dont l’un des fils, placé à la Mecs à la suite de faits de violence de la part de son ex-conjoint, devrait revenir bientôt à la maison dans le cadre d’une action éducative en milieu ouvert. J’ai pu prendre conscience de tous les éléments qui peuvent intervenir dans la situation familiale, comme le soutien de l’entourage. Le regard de l’équipe a agi comme un révélateur. Il m’a permis de retrouver confiance et de travailler à regagner celle de mes enfants. » Ouverte sur les parents, la protection de l’enfant reste au cœur de l’AEF. Selon son âge et sa maturité, celui-ci peut donc prendre part à l’évaluation de la situation familiale. Dès le départ, le choix a été fait d’équipes et de ressources séparées pour l’accompagnement des uns et des autres. Néanmoins, « l’articulation de l’AEF et de l’espace “famille” avec les autres équipes de la Mecs est essentielle pour élaborer la prise en charge et le projet de chaque enfant », souligne Florence Girault. Dans cette optique, une éducatrice représentant l’espace « famille » participe tous les quinze jours aux réunions des équipes d’internat et, issu de chacune d’elles, un référent vient une fois par semaine à l’espace « famille ».
Ce travail de partage et d’homogénéisation des pratiques est aujourd’hui un axe à approfondir. « En 2010, des différences majeures de regards portés sur les familles ont créé de vives tensions entre les professionnels. En travaillant avec les parents, certains n’avaient plus l’impression de protéger les enfants », relève Florence Girault. Une formation commune sur la parentalité a donc été organisée pour l’ensemble des éducateurs de la Mecs. « Avec les changements et mutations survenus depuis, elle demanderait à être reconduite », estime l’éducatrice spécialisée. Parallèlement, un groupe de travail avec une représentation de tous les services a été mis en place, avec pour objectif l’articulation entre éducatif et soutien à la parentalité.
Signe d’intégration du dispositif, il n’est plus rare que les éducateurs d’internat orientent les familles vers l’AEF. La meilleure « com » du service, ce sont aussi des résultats tangibles. « On voit se mettre en place chez les parents des manières de prendre en charge l’enfant beaucoup plus adaptées, plus apaisées, plus suivies, à l’écoute de ses besoins », se réjouit Florence Girault. Parmi la vingtaine de situations accueillies chaque année, cinq en moyenne évoluent vers des retours en famille sans échec et, surtout, durables. Une dizaine de familles se voient aussi accorder un élargissement de leurs droits de visite et d’hébergement. « Si le retour est un idéal, il n’est parfois pas possible. Ce qui compte, c’est la qualité du lien rétabli et le bien-être de chacun », insiste Florence Payen. Cela peut consister à aider un enfant à accepter le handicap de ses parents et à le dépasser. C’est l’histoire d’Alexandre, 17 ans, élégant jeune homme en CAP vente, dont la famille a été accompagnée par l’AEF durant cinq ans. « On n’arrivait pas à se comprendre avec papa et maman. Je criais, tapais sur eux. Il a fallu poser les choses avec l’éducatrice à chaque retour de la maison, apprendre à décoder le fonctionnement de chacun, mettre des mots, pour pas que ça recommence. On a fait des sorties avec maman pour qu’elle arrive à me dire “non” quand je veux des affaires qui coûtent cher. Cela m’a permis de réfléchir et d’être moins déçu. Les week-ends se passent beaucoup mieux. » Un autre indicateur est l’absence notable de passages à l’acte au sein de la Mecs et le climat sécurisant qui y règne. « Leur désir est entendu, travaillé ailleurs. Ça se parle et ça crée un lien tout à fait différent avec l’établissement », fait valoir Marion Le Texier. Beaucoup d’« anciens » reviennent aussi. « On peut voir comment ils ont évolué, ce qui est intéressant en termes de valorisation du travail accompli », apprécie Florence Girault, qui rêve de mettre en place des groupes de paroles mêlant ces derniers aux « nouveaux » parents, en complément des ateliers et des cafés-discussions que son équipe a commencé à initier pour eux.
Depuis 2017, la Mecs a fait aussi le choix d’inclure les visites médiatisées dans son périmètre d’action, prises en charge habituellement par les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Avec l’AEF, les deux dispositifs, aux équipes distinctes (deux éducatrices spécialisées chacun) composent l’espace « famille », doté d’un chef de service et d’un psychologue à temps plein. « L’accueil en visites médiatisées représente les situations familiales les plus dégradées. Avec ces parents aux droits de visite restreints, on cherche à adapter les possibilités d’intervention et l’écoute bienveillante développées au sein de l’AEF. Plutôt que des rencontres systématiques avec les enfants, qui ne sont pas toujours indiquées, on propose d’alterner avec des temps d’échanges entre adultes sur ce qui fait difficulté dans leur rôle et leur fonctionnement de parent », explique Clara Lauvergne, jeune éducatrice spécialisée récemment intégrée dans l’équipe. L’apport de l’AEF et de l’espace « famille » est reconnu au-delà de ses murs. En témoigne Priscilla Chapuis, référente ASE : « On n’est plus seuls à porter le travail auprès des parents ! L’accompagnement des familles est vraiment leur cœur de métier et ils ont des outils précis pour assurer un suivi et impulser une dynamique au quotidien. C’est un partenaire très aidant, avec qui nous n’avons eu que des expériences positives. »
Le message reste à porter auprès d’autres partenaires, à commencer par les magistrats, corps où les mutations sont fréquentes. « Ceux qui nous connaissent portent un regard très intéressé sur les évaluations transmises conjointement avec le rapport d’évolution des enfants de l’internat, relate Florence Girault. Cela leur permet de mesurer les évolutions étape par étape, d’objectiver la situation dans sa globalité. Et quand, sur cette base, ils prononcent le retour de l’enfant à domicile, c’est une victoire ! » La façon dont la transmission des informations s’opère en toute transparence avec les parents constitue aussi un élément clé du dispositif. « Ils nous disent souvent que c’est la première fois dans leur parcours avec les services sociaux qu’ils savent ce qui va être dit sur eux », rapporte la responsable. Reste à convaincre le département, à qui appartient la Mecs, de valoriser ce dispositif qui, actuellement, ne bénéficie pas de financement particulier. « Comme l’accompagnement des familles n’est pas obligatoire dans la protection de l’enfance, c’est la créativité de l’équipe de la Mecs qui a permis d’initier un redéploiement interne et de créer l’AEF. Pourtant, c’est un investissement gagnant-gagnant, largement rentabilisé sur les moyen et long termes, avec un retour plus rapide des enfants dans leur famille. Cela fait du bien de prendre conscience qu’il y a aussi de belles choses qui marchent ! », défend Marion Le Texier, qui rêve d’initier bientôt l’accompagnement éducatif à domicile (AED).
(1) La Mecs de Luzancy accueille 36 enfants en internat sur place, 30 en familles d’accueil et 10 en structure pour adolescents.
(2) Le prénom a été modifié.