« Bonjour ! Ce matin, vous allez prendre un petit déjeuner dans le noir absolu. Déposer vos montres, vos portables qui pourraient émettre de la lumière. Si vous appréhendez, fermez les yeux et ouvrez-les une fois assis seulement », indique Anne-Sarah Kertudo. Ce mardi 4 juin, la directrice non voyante et malentendante de l’association Droit pluriel, fondée en 2015, a convié des journalistes au restaurant Dans le noir, à Paris, pour leur annoncer la tournée nationale de son documentaire Parents à part entière(1), diffusé sur France 5 en 2017, qui relate la situation des personnes aveugles confrontées à la justice. Une opération dont est partenaire le Conseil national des barreaux et qui a pour objectif de sensibiliser les professionnels. Histoire de provoquer un électrochoc, en 2010, la juriste leur avait déjà proposé de participer à la reconstitution théâtrale d’un procès se déroulant dans le noir au tribunal de grande instance de Paris. Une idée inspirée par l’histoire de son frère Julien, qui a perdu la vue avant elle : « J’étais chef d’entreprise et j’ai dû aller aux prud’hommes. Rien n’était adapté à ma situation. Je me suis senti réduit à un aveugle, incapable de s’exprimer et d’avoir un avis. »
Ce sentiment d’humiliation, Anne-Sarah Kertudo l’avait déjà perçu quand, lycéenne, elle est devenue malentendante. Jusque-là bonne élève, elle se met à faire des fautes dans ses dictées, à répondre à côté car elle n’entend plus correctement les enseignants. « Comme la surdité ne se voit pas, au début, mes profs n’ont rien compris à ce qui se passait. Ils avaient l’impression d’avoir affaire à quelqu’un de problématique », raconte-t-elle. Cette expérience du secret et de la honte va forger son parcours, d’autant que, un peu plus tard, un autre événement va la pousser à s’engager.
Alors étudiante en droit à Assas, elle passe son dernier oral de quatrième année. Le professeur lui pose une question qu’elle lui demande d’écrire en évoquant son manque d’audition. Il refuse et lui met 0,5 sur 20. Pas grave, la jeune femme, âgée aujourd’hui de 47 ans, s’inscrit à l’école d’avocats. A sa grande surprise, elle est convoquée par la directrice, qui a appris qu’elle était sourde. « “Les examens sont déjà très compliqués pour les gens normaux, alors pour vous, n’y comptez pas”, me dit-elle », rapporte Anne-Sarah Kertudo. Elle travaille d’arrache-pied mais échoue trois années de suite. Connaissant ses capacités et sa détermination, un ami avocat s’étonne et demande à consulter ses copies. On lui dit d’abord qu’elles ont été perdues mais elle apprendra, lors du procès pour discrimination qu’elle a gagné, que celles-ci avaient purement et simplement été mises de côté. « J’étais bien entourée et je venais d’un milieu favorisé, mais je me suis demandée comment faisaient ceux qui n’avaient pas cette chance-là », commente-t-elle.
Pour celle qui, finalement, deviendra juriste, c’est le déclic. Elle apprend la langue de signes et, en 2000, ouvre la première permanence juridique de France pour les personnes malentendantes. A l’époque, il n’existe pratiquement rien et 80 % de ce public ne sait ni lire ni écrire. Anne-Sarah Kertudo découvre aussi que, dans les tribunaux, une personne sourde est traduite par son enfant, qu’au commissariat, des femmes sourdes ou muettes sont obligées de mimer leur viol aux policiers. « Cela mène à des situations dramatiques », constate la militante d’« une justice accessible à tous ». Désormais, la présence d’un interprète en langue des signes est obligatoire lors d’une audience. Anne-Sarah Kertudo va encore plus loin et met en scène une pièce érotique en langue des signes. Une manière de faire passer des messages par le vecteur artistique et l’émotion : « J’en avais marre des discours pleins de bons sentiments sur le handicap. J’avais envie de faire un peu de provoc’ pour montrer que la langue des signes est une autre manière de s’exprimer mais que les gens n’ont pas besoin d’aide ni d’assistance. »
En 2013, une autre épreuve fait à nouveau basculer sa vie puisque, à son tour, elle devient aveugle. Immédiatement, une question la hante : « Comment vais-je continuer à être maman, faire des gâteaux au chocolat à mes deux enfants ? » La mère de famille a intégré ce qu’elle nomme la « présomption d’incapacité » que la société renvoie aux personnes en situation de handicap. Et de citer l’exemple d’un homme atteint de la trisomie 21 dont l’appartement a été cambriolé et qui se rend à la police pour porter plainte. « On n’a pas pris sa déposition et on lui a demandé de revenir avec un tuteur, mais il n’en a pas, comme si sa plainte n’était pas légitime, s’indigne Anne-Sarah Kertudo. Les aveugles ne vont pas vers la justice de peur qu’on leur retire la garde de leur enfant. Une mère ou un père doit prouver qu’il est capable de s’en occuper au quotidien. C’est blessant ! A chaque fois, on va nous demander de revenir accompagné, ou alors notre interlocuteur va s’adresser à la personne qui est avec nous et pas à nous. La justice nous considère comme objets de soins et non comme sujets de droit. C’est difficile de devenir acteur de sa vie quand les autres ne nous voient pas. »
Aujourd’hui, pour Anne-Sarah Kertudo, la priorité est d’informer les professionnels du barreau. A cet effet, Droit pluriel est en train de finaliser une formation à l’accessibilité à la justice qui devrait être opérationnelle en 2020. Elle sera proposée aux magistrats, notaires, avocats, greffiers, huissiers, conciliateurs… « Il faut leur expliquer, par exemple, qu’une personne aveugle peut recevoir des mails vocaux ou en braille mais qu’en revanche elle ne peut pas recevoir de PDF et d’images. » La directrice de l’association est confiante : « Le monde du handicap bouge, mais il faut en reparler sans cesse car les représentations évoluent, certains préjugés tombent tandis que d’autres apparaissent. Plus il y aura d’inclusion, moins il y aura de différences. » Un chantier qui, selon elle, doit d’abord s’adresser aux adultes : « Les enfants sont spontanés, ils posent des questions, expriment leur étonnement. Les copains de mes enfants m’ont demandé pourquoi je ne voyais pas, comment je faisais… Une fois qu’ils ont la réponse, c’est terminé, ils passent à autre chose. Les adultes, eux, s’autocensurent, mais c’est normal de s’interroger ou de ne pas savoir quoi faire face à une personne en situation de handicap. Si on arrive à mettre des mots, tout est plus simple. »
le documentaire d’Anne-Sarah Kertudo, est diffusé sur le Web (bit.ly/2JHGjtr). Celle-ci est aussi l’auteure du livre Est-ce qu’on entend la mer à Paris ? (éd. L’Harmattan, 2010), qui relate l’histoire de la permanence juridique en langue des signes qu’elle a ouverte à Paris. Site : www.droitpluriel.fr.