Il pleut. Il pleut depuis des heures. Il pleut et je suis bien, là, chez moi.
J’écoute le bruit de l’eau. La pluie et le ruisseau, la pluie dans le ruisseau.
J’ai toujours habité près d’un ruisseau : le Tronquoy, le Cérou, la Saudrune… Des petits noms de petits ruisseaux. Des petits noms qui me chantent des bruits familiers. Le clapotis de l’eau sur les rives caillouteuses, le murmure de la pluie qui tombe, rien que de l’eau, de l’eau de pluie, de l’eau de là-haut… Ce sont mes bruits, ceux qui me rassurent, qui me bercent. Ces bruits qui me murmurent des jolies choses. Les bruits de mon enfance, les ronds dans l’eau, les petits bateaux en coquilles de noix que nous laissions voguer au gré des remous…
Il pleut et l’eau monte. La Saudrune enfle et gronde. Ce n’est plus un ruisseau mais un fleuve.
Je regarde, attentive, l’eau qui coule sous mes fenêtres. Et je me souviens. Les rires des jeunes amoureux au bord de l’eau. L’insouciance. Les promenades du dimanche en famille. La joie. La dernière chose que je regarde le soir, en fermant les volets. La sérénité.
L’eau monte et il faut partir. La Saudrune gronde et déborde. Ce n’est plus un fleuve mais un torrent. Le ruisseau, c’est moi, c’est nous.
C’est la maison au bord de l’eau. La maison de mes parents, dans ce petit village belge que nous avons quitté précipitamment à l’arrivée des Allemands.
C’est la maison qui nous a recueillis, après 974 kilomètres de fuite éperdue.
C’est la maison que Georges a rebâtie, notre nid, notre chez-nous. Mes maisons, mes ruisseaux.
Moi, Florimonde, je suis un roseau, je plie mais ne romps pas et mes racines sont dans l’eau du ruisseau.
Il faut partir et je reste là. Ce n’est plus un torrent mais un déluge.
Je me suis réfugiée à l’étage. Derrière ma fenêtre j’observe, calmement, l’eau qui coule et la vie qui s’écoule. J’entends les cris de ceux qui fuient et le chien des voisins qui aboie. C’est la panique autour de moi. Je suis calme. J’en ai vu d’autres.
Je ne laisserai pas ma maison, mes meubles, mes photos, mes souvenirs… C’est ma dernière demeure, ma protection, mon phare. Je suis la gardienne du phare et je ne partirai pas.
Je reste là et je me perds.
La pluie, le ruisseau, le déluge… et ce soudain fracas, énorme, assourdissant.
Le fracas de l’eau qui s’engouffre, puissante et déchaînée. Le fracas des vitres qui explosent et des meubles emportés. Le fracas de ma maison qui se noie.
Les bruits se mélangent, les clapotis, les vagues, le torrent, le déluge… Les bruits envahissent ma maison et m’assourdissent. Des minutes, des heures, je ne ne sais pas. Et puis, soudain, le fracas des pas, des pas dans l’escalier, des pas qui montent, qui se rapprochent… Des mains qui me saisissent et qui m’emportent, et moi qui résiste, qui crie, qui me débats… Non ! Laissez-moi ! Je ne veux pas partir, je ne veux pas perdre ma maison, mon ruisseau, ma raison… Laissez-moi ! Je ne veux pas me perdre !
Les mains m’emportent, malgré mes cris et mes larmes, et moi je fonds, je coule, j’abandonne toute résistance, ils sont forts et je suis faible. Il pleut et je pleure, c’est l’eau qui monte et mes larmes qui ruissellent. C’est ma maison abandonnée et ma raison emportée.
J’ai tout perdu. Je suis perdue.