« Des tranches de vie comme autant de pages à lire. » Voilà qui résume, sur le site du département de Meurthe-et-Moselle, la « bibliothèque de livres vivants » (ou BLV). Une idée initiée en 2000 par l’ONG danoise Stop The Violence et qui a fait des émules en France, notamment auprès des Lorrains. « Lutter contre les discriminations est un axe important de notre programme d’insertion, relate Catherine Mahieu, référente territoriale insertion du conseil départemental. Ceci rentre dans notre objectif d’inscrire la participation sociale et citoyenne dans nos pratiques d’accompagnement. »
La participation est justement le cœur de ce dispositif. Les « livres », des citoyens volontaires ayant vécu ou vivant une forme de discrimination, livrent une partie de leur histoire à des « lecteurs » lors d’un échange d’une vingtaine de minutes. L’association Espoir 54, qui œuvre dans le champ de la santé mentale et des troubles psychiques, s’est lancée dans l’aventure lors des journées départementales « Egalité, fraternité, agissez ! » visant à combattre les discriminations. Concerts, expositions, ciné-débats, spectacles et, en 2007, la première BLV de France…
Coordinatrice d’actions sociales pour Espoir 54, Pauline Simon fait aujourd’hui partie du comité de pilotage de ces journées. C’est elle qui accompagne les « livres » dans leur démarche. « Nous avons réfléchi à la mise en place de ce superbe outil de déstigmatisation qui rend l’usager acteur, mais qui nécessite formation et encadrement. » De manière concrète, les BLV se passent toujours de la même façon, lors d’événements ponctuels qui s’y prêtent. Il faut trouver un lieu adéquat et serein (médiathèque, université…) avec des fauteuils disposés en face à face, rencontrer d’abord les « bibliothécaires », personnes chargées d’informer et d’orienter les lecteurs anonymes, parfois gênés ou impressionnés à l’idée d’une telle rencontre.
Volontaires recrutés dans les associations, les « livres » sont souvent séduits par un concept qui peut paraître déroutant mais se révèle parfois cathartique. Ainsi Armelle, atteinte de troubles anxieux se manifestant par des troubles obsessionnels compulsifs (TOC), se retrouve-t-elle pleinement dans ce rôle. « Pouvoir témoigner, parler de ma maladie, avoir des retours bienveillants tout en luttant contre les stéréotypes m’a aidée à mieux accepter ma pathologie. » La jeune femme reconnaît des débuts d’entretien « toujours un peu timides, avec de la retenue », puis « les barrières tombent, l’échange se fait de manière plus spontanée, naturelle ». « Livre » depuis une dizaine d’années, elle est intervenue auprès de multiples publics, dont des étudiants, et reconnaît le bénéfice de la démarche. « Cette expérience a toujours été positive pour moi. C’est un bon outil pour lutter contre les préjugés, poursuit Armelle. Le lecteur repart avec une histoire de vie, une maladie “incarnée”. De mon côté, je l’assume mieux, cela atténue le sentiment de honte que l’on peut avoir à souffrir d’un trouble psychique. »
Mais ce dispositif destiné à aider des personnes parfois psychiquement fragiles ou ayant vécu des traumas à se livrer à des inconnus se doit d’être jalonné, pour ne pas mettre quelqu’un en difficulté. C’est le leitmotiv de Pauline Simon, qui forme les « bibliothécaires » et les « livres ». « Nous avons plusieurs exigences. On visite aussi le lieu avant. Cela fonctionne au mieux quand une préparation est faite en amont – par exemple, lorsqu’une classe a travaillé le sujet… » Car le concept n’est pas sans risque. Il faut protéger le « livre » et le lecteur de toute situation inconfortable. « Au tout début, je n’ai pas été séduite, avoue Pauline Simon. J’ai même été assez heurtée, j’avais peur d’un côté “zoo” ou “foire”. » Mais chemin faisant, à l’écoute et balisant le terrain avec des outils concrets pour éviter les dérives, l’association devient une sorte d’experte en BLV. « S’il n’y a pas d’encadrement, le risque est que le lecteur conforte son préjugé. » Cette tâche devient alors pour l’association et le conseil départemental une question d’éthique. De colloques en séminaires, d’articles de presse en bouche-à-oreille, le concept de bibliothèques de livres vivants se fait connaître.
Espoir 54 a reçu une subvention de l’ex-Agapsy (Association générale d’aide et d’accompagnement pour handicapés psychiques) pour former des partenaires et éditer un livret – « une sorte de kit des BLV », analyse Pauline Simon. L’association a ainsi formé des professionnels dans plusieurs villes françaises. En Meurthe-et-Moselle, dans le cadre des journées « Egalité, fraternité, agissez ! », un réseau de partenaires prépare à présent ces bibliothèques de manière pointue. Depuis cette année, une formation des « livres » est mise en place avec une psychologue du conseil départemental et la psychologue d’Espoir 54 pour apprendre à esquiver les questions embarrassantes, quel message véhiculer, entamer le dialogue puis faire une mise en situation lors d’une séance de théâtre-forum. Un résultat aujourd’hui sécurisant pour tout le monde, qui s’est ressenti sur les journées d’avril dernier, où les « fiches de lecture » des « lecteurs », sortes de livres d’or de ces échanges, se sont révélées unanimement élogieuses. « Nous avons travaillé avec une dizaine d’associations, explique Catherine Mahieu. Nous avons établi une charte des valeurs, un règlement intérieur, et avons balisé l’organisation des face-à-face. »
Personnes handicapées psychiques, bénéficiaires du RSA, en situation d’illettrisme, gens du voyage ou victimes d’homophobie, les « livres » sont à présent formés à cet échange « vivant ». « Nous avons conservé la durée danoise de vingt minutes, explique Pauline Simon. Après avoir parfois testé plus, nous nous sommes rendu compte qu’au-delà la barrière de l’intime saute davantage. » En cas de difficulté, une phrase codée a également été mise en place afin qu’un « bibliothécaire » intervienne et fasse cesser l’entretien. « Cela peut générer beaucoup d’émotions, des deux côtés, observe Armelle. Ce n’est pas un entretien thérapeutique, ni un monologue. On est là pour témoigner, pour écouter, pas pour aider les lecteurs. » Ou uniquement les aider, par la parole, à changer leurs points de vue sur une maladie ou une différence.
Cette année, les « livres » ont écrit, à leur initiative, leur « Quatrième de couverture », un petit texte qui doit aider le lecteur à choisir son « livre ». Sur quatre jours, 124 lecteurs ont écouté des parcours de vie. Et ce que le lecteur reçoit peut aussi être déstabilisant. « Alors on ne les laisse plus repartir comme ça, tout de suite après », indique Pauline Simon. Un espace convivial d’après lecture a vu le jour, « sas » pour le lecteur, avec café, fascicules et psychologue. « Tout ce travail nous a permis d’associer l’ensemble des acteurs, de créer une vraie cohésion et de disposer aujourd’hui d’un petit outillage des BLV, note Catherine Mahieu. Nous avons eu des retours extraordinaires. Tous les lecteurs étaient prêts à refaire cette expérience. » En 2020, les « livres » formés formeront peut-être leurs successeurs. En attendant, ils se disent qu’il faudrait commencer ce travail de déconstruction des préjugés bien avant, auprès des adolescents. Pour mieux laisser les discriminations prendre la poussière tout au fond des rayonnages.
Extraits du règlement intérieur. « Soyez respectueux de la dignité des personnes qui s’ouvrent à vous. »
« Chaque livre a le contrôle de sa lecture, il peut garder des détails pour lui, changer de sujet ou arrêter la lecture s’il le souhaite. »
Extraits de la charte des valeurs. « La rencontre entre le livre et son lecteur est un échange d’expérience personnelle qui doit être reçu sans jugements. »
« Le livre doit se sentir en confiance avec son lecteur pour se livrer et dépasser l’appréhension. »
Extrait d’une « quatrième de couverture ».
« C’est l’histoire d’un bénéficiaire du RSA qui, après tant d’années dans l’échec, s’aperçoit que sa vie n’est presque qu’une page blanche […]. Il en perd toute ambition qu’il se coupe de tout […].
Il est devenu un fantôme. Invisible. Sans s’apercevoir de ses réussites passées et présentes, jusqu’à une prise de conscience et qu’il n’y a pas de fatalité. C’est mon histoire. »