Le domicile est « l’endroit le plus dangereux pour une femme » , selon une étude de l’Organisation des Nations unies (ONU) publiée en novembre 2018. En 2017, plus de la moitié des femmes assassinées dans le monde ont été tuées par leur compagnon ou des membres de leur famille. La France affiche, elle aussi, des statistiques très préoccupantes concernant les violences faites aux femmes. En 2017, 219 000 femmes majeures déclarent avoir été victimes de violences physiques et/ou sexuelles par leur conjoint ou ex-conjoint. Et moins d’une femme sur cinq déclare avoir porté plainte. Selon le ministère de l’Intérieur, en 2017, 130 femmes ont été tuées par leur partenaire ou ex-partenaire « officiel » ou « non officiel », soit une femme tous les 2,8 jours. L’Association nationale française des infirmiers et infirmières diplômés et élèves (Anfiide) a organisé, le 6 juin à Paris, une journée d’étude pour sensibiliser les professionnels au repérage et à la prise en charge des femmes victimes de violences. Une journée d’étude d’autant plus nécessaire que les professionnels de santé sont les premiers recours des femmes victimes. Quand ces dernières osent briser la loi du silence et sortir de l’enfer du huis-clos familial.
La formation de tous les professionnels susceptibles de se trouver en contact avec les femmes victimes de violences est une priorité de la politique publique de lutte contre les violences faites aux femmes. L’obligation légale de formation est inscrite dans la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes (article 51). Dans chaque plan d’action de lutte contre les violences faites aux femmes, des actions spécifiques sont prévues pour renforcer la formation des professionnels dans le repérage, la prise en charge et l’orientation des victimes. Sont concernés les professionnels de santé, de la sécurité, de la justice, les personnels enseignants et d’éducation, les agents de l’état civil et les professionnels du social notamment les professionnels de l’enfance et de l’adolescence, mais également les professionnels en contact avec des personnes en situation de handicap puisque les femmes handicapées subissent près de deux fois plus de violences que les valides. La formation est d’autant plus nécessaire que « les violences faites aux femmes interrogent nos propres représentations de la violence, du couple, de la famille, de l’enfant », a précisé Ernestine Ronai, présidente de l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis et membre du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.
La mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) a pour missions, entre autres, de définir le cahier des charges du plan de formation des professionnels, en lien avec les ministères et les acteurs concernés. « La Miprof est en charge de diffuser un socle commun de connaissances et de références sur les violences et leurs mécanismes (le cycle de la violence, la stratégie de l’agresseur, les conséquences des violences pour la victime, les mécanismes neurobiologiques tels que la mémoire traumatique, le syndrome post-traumatique) afin que tous les professionnels parlent le même langage, se basent sur les mêmes données statistiques », a souligné Anaïs Vermeille, conseillère technique à la Miprof. Et d’ajouter : « Le but est également d’avoir les mêmes pratiques professionnelles adaptées à la personne et à l’attitude de la victime. » Hésitations, projets ou tentatives de séparations suivis d’un retour au domicile conjugal : les femmes victimes de violences peuvent avoir des attitudes qui paraissent déroutantes si les professionnels ne connaissent pas ces phénomènes. « Les cycles de la violence, l’emprise expliquent les hésitations, les aller-retours de la victime au domicile conjugal », précise Florence Jakovenko, formatrice et infirmière clinicienne certifiée. Ernestine Ronai insiste également sur le fait que les violences psychologiques sont aussi dangereuses que les violences physiques même si elles sont moins reconnues.
L’amélioration du repérage des femmes victimes de violence passe par le questionnement systématique, une attitude adaptée, des écrits professionnels (certificat ou attestation). Catherine Fabre, formatrice en travail social à la Croix-Rouge, invite les assistants en service social à se saisir de ces outils. « Le questionnement systématique peut apparaître décalé, intrusif, sans rapport avec la nature de la demande exprimée envers le service social et ce d’autant que l’assistant en service social est sollicité sur des sujets très divers et notamment l’activation de dispositifs sociaux en lien avec le simple accès aux droits. Or, ce n’est pas antinomique d’intervenir à la demande des personnes et de questionner. Questionner permet à la personne de s’exprimer à un moment donné et pas forcément au moment où on lui pose des questions. Elle saura qu’il y a en face d’elle un professionnel capable d’entendre qu’elle subit des violences si à un moment elle se sent en capacité de le dire », a-t-elle expliqué. L’assistant de service social a de surcroît généralement pour principe de s’appuyer sur la demande initiale de la personne pour développer une relation de confiance propre à favoriser un niveau d’échange qualitatif. Il est par ailleurs tenu au secret professionnel et à la confidentialité, ce qui peut libérer la parole de la victime. « La crainte du questionnement systématique vient plus souvent des professionnels que des femmes. Il n’y a jamais eu une femme victime de violences qui a rompu la relation de confiance avec un professionnel en raison du questionnement », assure Catherine Fabre.
La prise en charge des femmes victimes de violences est pluridisciplinaire et multidisciplinaire. Elle repose sur un travail partenarial entre les associations, les services de santé, les services sociaux, les services juridiques, les services de police et de gendarmerie. « Il est nécessaire de collaborer, coordonner, bien connaître l’existant sur son territoire d’exercice professionnel, les personnes référentes dans les centres hospitaliers et la nécessité d’une démarche réflexive entre professionnels », note Catherine Fabre. « Une réflexion sur la coordination santé/justice/travailleurs sociaux est nécessaire, ainsi que sur le rôle de chacun », insiste Ernestine Ronai. Cependant, la coordination nécessite plus de moyens pour éviter des ruptures de parcours dans la prise en charge. « Il y a trois temps importants : repérer les situations, observer et écouter en particulier tout ce qui n’est pas dit et évaluer la gravité et la proximité des risques. Il faut du temps pour la prévention, pour prévenir la récidive et évaluer les risques pour les enfants. Or, les médecins n’ont plus le temps, sans oublier les déserts médicaux qui posent la question de l’orientation des femmes », reconnaît le Dr François Sarkozy. Le brigadier-chef Anne-Sophie Merlin met en garde contre le risque de multiplier les interlocuteurs car les commissariats sont organisés différemment sur les territoires. Certains disposent de brigades de protection des familles, d’autres de référents « violences conjugales ».
Si les professionnels doivent s’interroger sur la manière de mieux repérer les femmes victimes, se pose également la question du repérage des enfants exposés aux violences conjugales. Selon la formule du magistrat Edouard Durand, « protéger la mère, c’est protéger l’enfant ». La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite « Convention d’Istanbul »(1), reconnaît que « les enfants sont des victimes de la violence domestique y compris en tant que témoins de violence au sein de la famille ». Dans les foyers où il y a de la violence conjugale, les enfants sont, dans 80 % des cas, des témoins oculaires et/ou auditifs de la violence. Les violences auxquelles assiste l’enfant ont des répercussions graves notamment sur son développement, sa construction, sa santé, sa scolarité, sa vie sociale. Le risque de reproduction de la violence du fait du psycho-traumatisme, de l’apprentissage par imitation en qualité d’agresseur et/ou de victime, de l’intégration du modèle de communication existe pour ces enfants. « Les enfants exposés aux violences conjugales sont des enfants co-victimes. Il y a un agresseur et deux victimes : la mère et l’enfant », insiste Catherine Fabre. « Les enfants intègrent la loi du silence. Si la mère n’en parle pas à l’extérieur, ils n’en parlent pas à l’école, ni à d’autres membres de la famille. Ils vont également intégrer la culpabilité, ce d’autant plus que les violences se déclenchent autour de questions éducatives », poursuit-elle.
Selon l’analyse globale des données issues des appels au « 3919 – Violences Femmes Info » en 2017, 94 % des femmes décrivant la situation de leurs enfants indiquent qu’ils sont exposés aux violences et 24 % qu’ils sont victimes de maltraitances directes. Les enfants vivent les mêmes traumatismes que leurs mères. « Les femmes qui sont victimes de violences ont souvent perdu toute confiance en elles et en leurs compétences parentales car toutes les décisions autour de l’éducation des enfants sont critiquées par l’auteur des violences. Le soutien à la parentalité est important pour qu’elles retrouvent leurs compétences parentales qui ont été niées », fait observer Catherine Fabre. « On est aujourd’hui dans un système où l’on veut absolument parler de “co-parentalité ». Le système judiciaire oblige aujourd’hui les femmes à être en contact permanent avec leur ex-conjoint violent à travers les enfants. Comment faut-il repenser ce système ? », interroge Françoise Brié, directrice générale de la Fédération nationale Solidarité Femmes. Et d’insister : « La première loi qui parle des enfants victimes date de 2010, on a encore du chemin à parcourir. »
La Miprof a élaboré huit outils à destination des professionnels et des formateurs de professionnels. Citons notamment le kit « Anna » : violences au sein du couple, le kit « Elisa » : violences sexuelles, le kit « Tom et Léna » : impact sur les enfants des violences dans le couple, le kit « Protection sur ordonnance » ou encore le kit « Bilakoro » : repérage et prise en charge des mineures face aux mutilations sexuelles. Des fiches-réflexes et des modèles de certificats et d’attestations avec une notice explicative ont été établis à destination des travailleurs sociaux afin de les aider dans leur pratique courante. « La Haute Autorité de santé est sur le point de finaliser un guide de bonnes pratiques sur le repérage des femmes victimes de violences à paraître en juin/juillet », a indiqué Anaïs Vermeille, conseillère technique à la Miprof. Tous ces outils sont téléchargeables gratuitement sur www.stop-violences-femmes.gouv.fr.
(1) Ratifiée par la France le 4 juillet 2014 et entrée en vigueur le 1er novembre 2014.