C’est une enquête par observations et entretiens dans trois établissements : une consultation hospitalière spécialisée dans le diagnostic, un service d’urgence gériatrique et un établissement pour personnes âgées avec une unité spécialisée Alzheimer. Pendant un an, j’ai assisté à des consultations et réalisé des entretiens avec les professionnels, les patients et les familles. Je voulais avoir une vision globale qui ne soit pas réduite à la personne malade et à son aidant familial. Mon questionnement de départ était d’analyser la dynamique familiale qui se met en place, comment la maladie s’inscrit dans un réseau de relations autour d’une personne. L’histoire de la maladie est différente en fonction de chaque individu et de son environnement. C’est vrai pour toutes les pathologies, mais les caractéristiques de la maladie d’Alzheimer font que l’entourage est d’emblée concerné et amené à s’impliquer progressivement.
L’expérience vécue de cette maladie est sociale car elle est déterminée par les cadres collectifs, les mots, les manières de penser et de faire construits autour de cette maladie. Elle est sociale aussi parce que, bien que le terme « Alzheimer » soit passé dans le langage courant, il ne résonne pas de la même manière pour tout le monde. On a tendance à penser que c’est une maladie connue, qui fait peur. On parle du plan « Alzheimer », on insiste sur le diagnostic précoce… Certaines personnes ont intégré ces messages et estiment que cela vaut le coup de se faire dépister dès les premiers signes et, éventuellement, de mettre en place un traitement ou un accompagnement pour ralentir ou stabiliser la maladie. Pour d’autres, cela reste d’emblée une maladie grave pour laquelle il n’y a pas grand-chose à faire. Une partie des personnes que j’ai rencontrées n’investissaient pas le discours du dépistage précoce en se demandant à quoi cela servait de prendre les devants. Elles étaient plutôt dans l’idée de reculer la perspective d’une maladie qu’elles associent à une fatalité.
Au moment de mon enquête, les consultations s’appelaient « consultations mémoire ». C’est à la fois une expression assez claire et pas trop effrayante. Les motifs de consultation du type « je perds mes mots » ou « je ne suis plus capable de raconter un livre », associés à des performances culturelles et des activités intellectuelles étaient surtout présents dans les classes sociales supérieures. Des causes assez décalées, avec des termes auxquels je ne m’attendais pas, comme « je perds la boule » ou « je suis fatigué » ou encore « je ne sais plus où j’en suis » étaient plus fréquents dans d’autres groupes sociaux. De même, les mots utilisés par les médecins ne sont pas interprétés de la même manière d’un milieu à un autre, d’un membre de la famille à un autre. Parfois, ces derniers s’efforcent de faire passer des messages mais se heurtent au déni du patient ou de ses proches, ou alors à des enjeux familiaux qui lui échappent. Je me souviens d’un homme venu consulter avec sa compagne. Le médecin a posé le diagnostic d’Alzheimer et proposé un traitement. La femme a réagi en disant que si c’était un Alzheimer, il fallait plutôt penser à un placement. Elle en a d’ailleurs tout de suite parlé à la fille que son conjoint avait eue d’une première union. Elle a retraduit l’information médicale et a mis en échec les efforts du médecin, qui lui avait expliqué qu’au stade où en était le patient, la maladie ne signifiait pas placement. L’information donnée en consultation ne circule pas non plus auprès de tout le monde. Certains proches peuvent être mis dans la confidence et pas d’autres.
C’est complexe et multifactoriel. Bien sûr, il y a les différences liées au milieu socioprofessionnel et culturel. Elles engendrent des inégalités sociales de santé largement décrites. Pour ma part, j’ai observé que les personnes diplômées et les moins âgées consultent plus précocement. Mais, là encore, la dimension familiale reste essentielle et les craintes d’avoir la maladie n’émergent pas de la même façon autour d’une personne vivant seule et voyant peu ses enfants qu’autour d’une personne vivant avec son conjoint ou ses enfants à proximité. De même, l’entrée dans la maladie diffère selon le sexe. L’analyse de dossiers sur plusieurs années indique que les hommes consultent plus vite que les femmes. Les femmes âgées sont plus souvent veuves et seules ; les hommes sont plus souvent en couple avec une personne qui va s’inquiéter si des troubles apparaissent. Les rôles assignés socialement jouent aussi. Pour les femmes, les proches s’alarment quand elles n’arrivent plus à faire la cuisine, le ménage, les courses… Et pour les hommes, quand ils ne peuvent plus gérer leurs papiers, lire le journal, jouer aux échecs… Les démarches très tardives ou les réponses décalées sur le registre « vous n’avez rien, c’est psychologique » sont surreprésentées chez les femmes.
Elle agit comme un révélateur en réunissant parfois la famille, en créant ou en exacerbant des tensions dans d’autres cas. La famille n’est pas en dehors des rapports de domination, des enjeux financiers, elle n’est pas traversée seulement d’affectif. Des rapports de pouvoir existent. Beaucoup d’études ont démontré que les aidants sont avant tout les femmes de la famille. Dans les fratries, il y a aussi des personnes en situation dominante qui imposent une manière de faire à leurs frères et sœurs. Certains termes médicaux renforcent les conflits, d’autres ont un effet euphémisant. « Je n’arrive pas à m’investir auprès de ma mère, à faire ce que l’on attend d’une fille aimante parce que c’est tellement dur de la voir comme ça » peut signifier une difficulté à accepter la maladie. Il arrive également que des frères et sœurs s’accusent mutuellement d’avoir provoquer la maladie du père ou de la mère.
Beaucoup d’aides existent et sont bien faites. Cela pourrait peut-être être pertinent que les professionnels du secteur médical ou médicosocial comprennent que les mots ne sont pas compris de la même manière par tous et que des logiques familiales entrent en jeu dans la prise en charge. En consultation, le médecin reçoit le patient et le premier aidant. Ce serait bien qu’il y ait d’autres membres de la famille, pour que tout le monde entende la même information en même temps et sache que les situations conflictuelles autour de cette maladie sont assez fréquentes. Cela déculpabilise et apaise de se dire « ce n’est pas de notre faute ».
Des familles bouleversées par la maladie d’Alzheimer. Variations sociales (éd. érès, 2019), Aude Béliard est maîtresse de conférences à l’université Paris-Descartes et chercheuse au Centre de recherches sciences, santé, santé mentale, société (Cermes 3).