Chez la personne polyhandicapée, si les capacités d’apprentissage sont bien là, elles requièrent des pédagogies adaptées pour révéler leur plein potentiel. Mettre en exergue ces approches était l’objet du colloque « Aidez-nous à apprendre : les apprentissages dans le quotidien de l’enfant et l’adulte polyhandicapé », organisé par le Groupe polyhandicap France à l’Unesco le 6 juin. Plusieurs disciplines étaient mobilisées pour cette occasion, à commencer par la neurocognition. « L’apprentissage est constitué de trois éléments : les connaissances, l’attention et l’intégration des informations au système mental », nous apprend la médecin rééducatrice Véronique Leroy-Malherbe. « Après 15 minutes, notre attention diminue. Pour une personne polyhandicapée, cette durée sera plus courte, et la capacité de focalisation limitée. L’éducateur doit limiter les informations et les rendre cohérentes. »
Autre donnée à prendre en compte, nous disposons tous de deux systèmes cognitifs. Le système heuristique, rapide et non constant, qui permet une pensée automatique et intuitive mais pas toujours fiable : il s’agit de raccourcis mentaux utilisés pour simplifier des problèmes cognitifs complexes. Le système analytique, lent, plus fiable, mais qui ne peut fonctionner que si le premier système est inhibé. Chez la personne polyhandicapée, c’est la pensée heuristique qui fonctionne le mieux. L’aider à structurer sa pensée en lui donnant les moyens de créer des images mentales, qui « permettent de faire des hypothèses réalistes sur une situation sans avoir à l’expérimenter », poursuit la médecin, est un travail de longue haleine. « Il faut mettre en place des rituels. Ne changez pas de méthode tous les ans, mais tous les dix ans », exhorte-t-elle les éducateurs. « Les images mentales offrent une construction de la pensée dès lors qu’on les alimente régulièrement sans chercher d’effet direct. » Un travail qui doit se poursuivre à l’âge adulte, car même si les progrès paraissent faibles, les thèmes de la vie intérieure de la personne se diversifient.
Si la répétition a son importance, elle doit participer d’une mise en balance avec le renouvellement des situations. « Il faut un temps de rituel pour que les jeunes anticipent leur possibilité de participer », avance Danièle Toubert-Duffort, maître de conférences en psychologie clinique. « La construction d’invariantes doit néanmoins s’accompagner de nouveautés. » Et ce n’est pas le seul sujet où le curseur doit être positionné de manière subtile. Dans une classe spécialisée, l’enseignant doit proposer des activités communes, mais avec des objectifs propres à chacun. Il doit s’accorder sur chaque élève, en accélérant ou en ralentissant ses gestes, avec une tonalité de voix différente… Les enseignements doivent pouvoir être remodelés à un instant T, et les interactions entre élèves favorisées autant que faire se peut. Attention également à prévenir la « surstimulation », prévient Sophie Kattandjian, responsable d’une microcrèche. « Il faut éviter la frénésie d’activités, l’enfant doit pouvoir en arrêter une quand il le souhaite. »
La personne concernée doit en effet être impliquée au maximum dans son apprentissage. A ce sujet, Claudine Gremion, collaboratrice pédagogique à l’université de Fribourg, expose les résultats d’une recherche anglo-saxonne qui a fait ses preuves, basée sur plusieurs préceptes. Chaque interaction « est vue comme porteuse d’engagement si un soutien spécifique est apporté, en valorisant les activités ordinaires de la vie quotidienne, propices à la participation dans des conditions naturelles ». Interaction qui doit donc ne pas être limitée à des activités extraordinaires, dont l’impact risque d’être limité et source de désillusions pour le soignant si elles ne se situent pas dans la bonne fenêtre intentionnelle de la personne polyhandicapée. Dans cette logique, plusieurs petites activités valent mieux qu’une grande. « Toutes sont décomposables en plusieurs étapes, il s’agit d’identifier ce que l’individu peut faire lui-même, ce pourquoi il a besoin d’aide et ce qu’il faut faire à sa place », insiste Claudine Gremion. « Le soutien requis pour assurer la réussite doit être accordé systématiquement et de façon graduelle. S’il est trop présent, cela peut provoquer une entrave à l’autonomie. S’il ne l’est pas assez, il y a un risque d’abandon. » Bien évidemment, l’autonomie sera favorisée par les possibilités de choix qui s’offrent à la personne, en personnalisant la gamme d’activités proposées, en donnant suite à toute manifestation de préférence… « La notion de participation sociale est revisitée », conclut la pédagogue. « Participer, c’est réaliser tout ou partie d’une activité, s’engager de façon continue prolongée ou intermittent dans une interaction, s’impliquer en prenant l’initiative ou simplement en s’y associant. » Si la mise en pratique d’une telle approche doit être soutenue par une démarche de formation des professionnels, l’outil n’existe pour le moment qu’en anglais(1).
En présence de polyhandicap, comment mesurer le degré d’implication ? Difficile parfois de décrypter l’émotion quand les modalités d’expression ne passent pas par la parole. Pour pallier ce problème, il faut recourir à l’évaluation cognitive, répond Régine Scelles, professeur de psychologie clinique et de psychopathologie. « Qu’est-ce que la personne peut apprendre, et pourquoi faut-il qu’elle l’apprenne ? Pourquoi, par exemple, apprendre à taper sur un tambourin ? Elle doit découvrir et s’étonner, pour relancer l’envie de communiquer, de vivre avec les autres. Le désir n’est pas d’apprendre une compétence mais de vivre une situation qui va donner du plaisir. » En plus de cerner avec plus de finesse les attentes de la personne, l’évaluation valorise la personne et permet de lui proposer des activités adaptées. « Le risque, en n’évaluant pas, est de surestimer les capacités, ce qui conduit à l’échec, ou de les sous-estimer, car les modalités d’expression étant équivoques, on peut se tromper en pensant que l’individu n’a pas compris », prévient Régine Scelles.
Aucun professionnel cependant, au cours de cette journée, n’avait vu venir le lièvre soulevé par Aurélie Barbey, mère d’une jeune polyhandicapée qui ne communique que par poursuite oculaire, venue livrer son témoignage ému au milieu des conférences pratiques et théoriques. « La question de l’apprentissage soulève celle de la restitution. Nous n’avons pas les outils en ce sens à l’heure actuelle. Il faut les inventer comme on a inventé le braille. »