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Des médiateurs nocturnes veillent sur les quartiers

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Depuis 1994, la ville de Rennes dispose de médiateurs de nuit chargés d’écouter, d’orienter et de prévenir les conflits dans l’habitat social. Formés et employés par l’association Optima spécialisée en médiation sociale, ces correspondants nocturnes sont devenus des interlocuteurs incontournables pour les habitants confrontés au défi du « vivre ensemble ».

Il est 19 heures, et les rues de Rennes se vident peu à peu du flot continu d’automobilistes pressés de rentrer chez eux. Les médiateurs d’Optima, eux, se préparent à une nouvelle nuit de travail. Dans les locaux de l’association, ils sont neuf – sept hommes et deux femmes – assis autour de la table de réunion, prêts à recevoir les consignes pour les prochaines heures. En tant que coordinateur, Gianny Debese, ancien agent de sécurité, lance la réunion : « On a une commande du bailleur pour passer dans les halls à la suite de problématiques de squat. » Un responsable opérationnel a pris soin de construire en amont la feuille de route avec des priorités d’actions et de visites. Un certain nombre d’interventions sont donc déjà programmées en début de soirée. Vestes jaunes sur le dos, répartis par binômes, les médiateurs s’engouffrent dans leurs voitures respectives et prennent la direction d’un des quatre quartiers d’habitat social couverts par le dispositif. Ce soir, Gianny Debese fait équipe avec Pierre Lahuppe, ancien conseiller principal d’éducation (CPE). Le moteur a à peine eu le temps de chauffer qu’ils reçoivent un premier appel sur leur smartphone professionnel. A l’autre bout du fil, une locataire qui a eu une altercation avec un groupe de filles sous psychotropes qui s’alcoolisent régulièrement et dont les enfants font leurs besoins devant l’immeuble. Le coordinateur l’écoute avec bienveillance durant plusieurs minutes et propose d’intervenir auprès des jeunes femmes, ce que la locataire refuse. « Elle avait seulement besoin d’exprimer son ressenti. C’est une personne seule qui a perdu son mari il y a peu. Son seul lien avec l’extérieur, c’est nous », observe Gianny Debese. Dans ce cas comme dans d’autres, l’appel est un premier pas, un exutoire. Pierre Lahuppe rentre les informations recueillies sur une application dédiée de son smartphone. Elles sont immédiatement transmises et traitées par deux coordinateurs au siège de l’association. Le premier rapport d’une longue série. Les médiateurs resteront joignables jusqu’à 2 heures du matin, même si la majorité des appels ont lieu entre 19 heures et 22 heures.

Un dispositif Financé par les locataires eux-mêmes

Voilà déjà vingt-cinq ans que la médiation nocturne portée par l’association Optima fait ses preuves dans la capitale bretonne. Le dispositif fondé sur la veille sociale territoriale a été imaginé pour préserver la tranquillité des habitants dans leur logement, mais aussi dans les parties communes et aux abords des immeubles. Il fonctionne six jours sur sept, 52 semaines par an, même à Noël. Il couvre 11 652 logements rennais dans quatre quartiers d’habitat social. En 2018, les médiateurs d’Optima ont reçu 2 844 appels – un chiffre en augmentation. Parmi leurs interventions, 58 % concernent des conflits (liés notamment à des nuisances, au tapage nocturne), 14 % des situations de squat et 18 % des problématiques d’aide à la personne. Le dispositif est financé par quatre bailleurs sociaux, la ville de Rennes, le département mais aussi les locataires eux-mêmes, à raison de 1,14 € par mois sur leur quittance de loyer. Ces derniers sont représentés au comité de pilotage. « Cela change la relation. Certains locataires considèrent d’ailleurs que le service leur est dû car ils le paient », souligne Franck Calvet, directeur général d’Optima. « Le dispositif n’existe que parce que les associations de locataires continuent à le porter et à le promouvoir. Si elles venaient un jour à le remettre en cause, nous y mettrions fin », affirme Willy Goven, porte-parole de l’Association départementale des organismes (ADO) Habitat d’Ille-et-Vilaine. Pour la ville de Rennes, qui finance le dispositif à hauteur de 100 000 € par an, un des premiers objectifs est de pacifier les relations par rapport au bruit. « Les problématiques de nuisances sonores sont en effet plus saillantes dans l’habitat social du fait de la vétusté de certains bâtiments. Il y a aussi une volonté de prendre le relais des forces de police, qui ne répondent pas forcément à ce genre de demandes car elles sont déjà très prises ailleurs. Les médiateurs proposent une présence rassurante et ont un rôle de veille et d’alerte au pied des tours et sur les espaces publics », observe Julie Guyomard, responsable du service « prévention de la délinquance et médiation » de la ville de Rennes.

Conflits de voisinage et intrafamiliaux

Il est 21 heures. Appelés pour un problème de nuisances sonores, les deux médiateurs pénètrent dans un immeuble grâce aux pass fournis par les bailleurs. Ils les conservent dans leur sacoche, qui contient également une trousse de secours, une couverture chauffante, des gants, des pansements, des flyers et un cahier où figurent les numéros des partenaires (médecins, enfance maltraitée…). De quoi se protéger et protéger les gens. Au septième étage, le locataire qui les a appelés est un homme seul, le crâne rasé. Cet ancien pompier à la retraite affirme être perturbé par les bruits venant du logement au-dessus du sien. Des discussions un peu fortes, des portes qui claquent. Ce soir-là, pourtant, on n’entend rien. Le binôme de médiateurs monte au huitième étage et sonne. Une jeune femme noire ouvre, un enfant dans les bras et son compagnon à côté d’elle. Gianny Debese et Pierre Lahuppe lui présentent la situation et proposent d’organiser une rencontre avec son voisin, tout en expliquant que ce n’est pas obligatoire. Sur la défensive, la jeune femme refuse. Elle a déjà eu affaire à ce voisin et préfère éviter d’être en sa présence : « Quand il vient, il crie. » Les médiateurs proposent alors de jouer les intermédiaires à chaque fois que celui-ci se plaindra. Ils redescendent au septième étage, où le retraité accueille la nouvelle, un peu déçu, d’autant plus qu’il paie pour le service et le fait savoir… Les médiateurs l’invitent à les recontacter en cas de besoin. « Même si nous considérons que les nuisances ne nécessitent pas une intervention, nous nous devons de rester neutres », remarque Gianny Debese.

Les deux médiateurs se rendent maintenant chez une locataire victime de violences conjugales. L’intervention a été programmée par leur responsable opérationnel, Pierre-David Ghahreman. « Le voisin de palier nous a appelés car le conjoint tapait sur les murs. La locataire nous a expliqué la situation. Sa fille, qui s’est aussi confiée, aimerait que le compagnon de sa mère quitte le logement », indique-t-il. Une situation complexe. Ce soir, Gianny et Pierre ont prévu de transmettre à la locataire le contact de l’Asfad, une association rennaise qui lutte contre les violences faites aux femmes, ainsi que des numéros d’urgence en cas de besoin. Ils sonnent à la porte, en évitant de se mettre en face car ils ne savent jamais ce qu’il y a derrière… Question de sécurité. La locataire ouvre la porte, en robe de chambre, l’air apathique. Après un bonjour de politesse, les médiateurs se renseignent immédiatement et discrètement sur la présence éventuelle du compagnon. La femme leur fait comprendre qu’il est là. Ce n’est donc pas le moment idéal pour lui transmettre les papiers de l’Asfad, au risque de provoquer une crise du conjoint. Ils conviennent en deux, trois mots de repasser plus tard. Confrontées à la violence, les équipes d’Optima ont mis au point des protocoles d’intervention pour se protéger et se forment régulièrement. Avant de se rendre chez un locataire, ils ont accès à l’historique des précédentes visites consignées dans un logiciel créé par l’association. Certaines adresses sont associées à un code couleur : « En orange, la personne est imprévisible. En rouge, on n’intervient pas », signale Gianny. Lorsqu’ils pénètrent dans un logement, les médiateurs apprennent notamment à balayer du regard l’environnement du locataire pour y repérer éventuellement des choses dangereuses.

Les équipes ont déjà été confrontées à des situations périlleuses. Un binôme a ainsi été menacé avec une arme à feu. Aucun blessé à déplorer, heureusement. David Pancher, le directeur de l’antenne rennaise qui a effectué huit ans de terrain, se souvient d’une intervention qui l’a particulièrement marquée. « On avait été appelés pour des voix fortes vers 1 h 30 du matin. Au téléphone, rien ne laissait présager que la situation était à risque. La femme qui nous a ouvert la porte avait les dents cassées et du sang partout sur le visage. Le mari était dix mètres derrière, alcoolisé, les poings fermés. Comme on ne se sépare jamais, on a d’abord fait descendre la femme puis appelé les secours et le 17. » Il y a la violence qui se voit, s’entend, et il y a celle, invisible, qui touche les personnes isolées et vulnérables. Les médiateurs remplissent aussi un rôle d’aide à la personne auprès de locataires à la recherche d’un contact, d’une oreille bienveillante. Comment rester neutre tout en étant plongé dans l’intimité des gens ? Difficile équation. A force de côtoyer Louisette, 74 ans, Gianny Debese et Pierre Lahuppe connaissent tout de sa vie. Cela fait cinquante ans que cette locataire coquette vit dans le même appartement rempli de souvenirs. Prompte à se livrer, elle raconte la perte de sa fille, alors âgée de 16 ans. « Elle est toujours avec moi, ici. » La septuagénaire montre une cicatrice sur son front, stigmate laissé par son mari. Des violences qui ont aussi mis fin à une grossesse. « Tout le monde prenait des dérouillées à l’époque, mais on se taisait. » Pierre Lahuppe le sait, il prend les choses trop à cœur et a parfois du mal à oublier ce qu’il a vu et entendu lorsqu’il rentre chez lui. « Notre métier peut être usant émotionnellement car on touche à l’humain. »

Il est 22 h 30. Dans un autre immeuble du quartier, trois locataires attendent de pied ferme les médiateurs. Leur voisin du septième étage accueille une tripotée d’enfants en bas âge, et ça s’entend… Les médiateurs recueillent d’abord les doléances des trois femmes et leur demandent de rentrer dans leur logement avant de toquer chez le voisin mis en cause. Celui-ci explique qu’il s’agit d’une fête entre cousins : « C’est seulement une fois dans le mois. Moi, je ne dis rien quand les autres font du bruit », se justifie-t-il. Toujours très calmes, Gianny et Pierre lui demandent néanmoins de faire un peu moins de bruit, en lui conseillant par ailleurs de les appeler quand lui-même sera confronté à une nuisance sonore. « On est là pour apaiser la situation. Les prochains qui viendront seront les policiers. » Même lorsqu’ils formulent un rappel à l’ordre, les médiateurs n’élèvent jamais la voix. « Dans la moitié des cas, le dialogue est pourtant difficile, reconnaît Pierre. On nous rit parfois au nez. » Ce qui fait dire à Gianny Debese que « médiateur est un métier de frustration ». Résoudre un conflit prend énormément de temps, plusieurs mois ou années. Au cours de ce processus, si les médiateurs jouent les intermédiaires, l’objectif est d’inciter les parties prenantes à régler elles-mêmes leurs désaccords. « Toutefois, nous ne mettons pas en lien les personnes entre elles s’il y a un rapport aux addictions ou une fragilité psychologique », précise David Pancher. Si la médiation n’aboutit pas, les équipes d’Optima passent la main au bailleur et plus rarement à la police.

Un métier en devenir

Après une pause-repas, les médiateurs entament une déambulation dans les rues du quartier quasi désertes. Sous les lumières des lampadaires, leurs vestes jaunes émergent de l’obscurité. Ils croisent un jeune, qui semble faire le guet. Quelques mètres plus loin, un groupe d’hommes est planté devant le hall d’une tour. Les salutations sont brèves mais polies. Dans ce quartier où la drogue circule, les médiateurs se savent épiés. « Quand la police intervient ou passe, on part tout de suite afin de ne pas être assimilés à elle », explique Pierre. Dans certains secteurs, les forces de l’ordre peuvent rencontrer des difficultés. « Elles doivent venir à plusieurs voitures pour un cas de violences conjugales car elles se font parfois caillasser. Nous, on est mieux acceptés. » Au travers de leurs échanges avec la population, ils perçoivent un sentiment d’insécurité alimenté par l’impression d’être délaissé par les pouvoirs publics. Les médiateurs insistent : ils ne sont surtout pas des supplétifs des policiers. « Certains locataires ont un désir sécuritaire, mais nous leur rappelons que ce n’est pas le cadre de notre intervention. Nous ne sommes pas un service de sécurité et n’avons aucun pouvoir de sanction », souligne David Pancher.

A 1 h 15, retour au siège d’Optima. Les coordinateurs terminent la rédaction de leurs rapports, qui seront envoyés le lendemain matin aux bailleurs. Y figurent les informations ayant trait aux interventions – du moins, ce qui concerne le respect du contrat de bail et l’environnement de l’immeuble. La vie privée des personnes, elle, n’est jamais abordée. Le bailleur sait seulement s’il y a eu une action d’aide à la personne à l’adresse indiquée. Autour de la table de réunion, on boit un café et chaque binôme fait le point. Sur le mur, un poster rappelle « Le cadre déontologique de la médiation sociale ». Depuis vingt-cinq ans, le métier s’est sensiblement professionnalisé. Les profils évoluent. Du non-diplômé au bac + 5, les médiateurs d’Optima ont tous eu une expérience antérieure en lien avec la relation (commercial, animateur socio-culturel, militant associatif…). L’association, aujourd’hui implantée aussi bien à l’ouest de la France qu’en région parisienne, s’est engagée dans une démarche de certification de ses dispositifs de médiation sociale selon la norme métier Afnor expérimentale. Parallèlement, en partenariat avec l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (Afpa), elle prépare une démarche collective de validation des acquis de l’expérience (VAE) pour une dizaine de ses salariés. Objectif : améliorer la reconnaissance du secteur en lui donnant une vraie légitimité.

La médiation au cœur du « Vivre ensemble »

Répété à l’envi comme un slogan, le « vivre ensemble » rennais prend tout son sens dans les multiples dispositifs de médiation mis en place par la municipalité depuis plusieurs années. Depuis 2017, les équipes d’Optima interviennent non seulement la nuit mais aussi le jour dans les quartiers de la politique de la ville. Le but étant de prévenir les situations à risque sur l’espace public en assurant une présence active de proximité. La médiation a aussi fait son entrée dans les bibliothèques, les piscines et les établissements scolaires. Depuis septembre 2016, quatre médiateurs Optima interviennent dans huit écoles et quatre collèges des quartiers prioritaires de Rennes. Ils vont au contact des élèves, des enseignants et des familles pour réguler les conflits et apaiser les tensions. Leur mission : prévenir le harcèlement, promouvoir la tolérance, lutter contre le décrochage scolaire… Ils forment aussi les élèves à la médiation par les pairs. Enfin, la capitale bretonne fait également appel aux services d’une médiatrice pour l’accès aux droits afin de lutter contre les non-recours et le renoncement des publics en situation de précarité ou de vulnérabilité.

Reportage

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