Il y a une tendance assez forte à la « sanitarisation » de la situation des filles. On va aller chercher beaucoup plus souvent l’existence de difficultés psychologiques, de difficultés dans le développement à l’adolescence, par exemple. Alors que chez les garçons, ces situations sont interprétées sous l’angle de quelque chose d’assez normal à l’adolescence : se retrouver dans un attroupement violent ou voler une voiture, c’est finalement beaucoup plus dans l’ordre des choses pour des adolescents garçons. L’autre grande différence tient en la sexualisation : on va très rapidement ramener les situations des filles à des difficultés avec leur sexualité, leur rapport aux garçons. C’est très frappant quand on étudie les procès-verbaux de la police : pour les garçons, la question de la sexualité, de l’intimité, du fait de savoir s’ils ont un ou une petite amie, cela reste très rarement posé. Alors que dans les procès-verbaux des filles, peu importe ce qu’elles ont fait, que cela ait un rapport ou non avec la sexualité, on va très rapidement leur poser les questions suivantes : « Est-ce que tu as un copain ? Est-ce que tu as eu des rapports sexuels lors de ta fugue ? » Ce sont des questions orientées par ce qu’on appelle des « paniques morales », liées à la sexualité chez les filles et ses possibles conséquences, telle une grossesse non prévue.
La justice des mineurs doit, de fait, étudier la situation, plus que les actes qui sont commis. On le voit dans les dossiers judiciaires, c’est finalement beaucoup plus courant de laisser des actes impunis quand ils sont commis par des filles. Ce qui prime, c’est de les protéger à travers une assistance éducative alors que pour les garçons, le moindre délit va donner lieu à une réponse judiciaire. C’est assez paradoxal et ambivalent, la chercheuse Coline Cardi l’a montré dans ses travaux : les sanctions pénales sont atténuées pour les filles et les femmes. En revanche, cela ne veut pas dire qu’elles sont favorisées. Les garçons vont aller plus facilement en prison, pour des durées souvent assez courtes, inférieures à quatre mois. Alors qu’on oriente les filles en assistance éducative avec des mesures de suivi qui durent parfois deux à trois ans. Elles sont moins confrontées aux sanctions pénales mais elles sont beaucoup plus surveillées, contrôlées par les institutions. A contrario, on ne se pose jamais la question de savoir ce qu’il se passe dans la vie intime des garçons. On va alors moins facilement déceler des vulnérabilités chez eux, alors qu’on va aller en chercher chez les filles. On passe sans doute à côté d’un certain nombre de problématiques parce qu’on n’a pas la grille de lecture adaptée.
La question de la formation est importante : on sait que les jeunes filles sont vues par des policières qui sont le plus souvent formées spécifiquement sur les questions des violences sexuelles. Ce qui est assez logique car les filles en sont davantage victimes. Mais cela pose question, les policiers qui vont recevoir les garçons – et c’est le public majoritaire qu’ils accueillent – ne sont pas formés spécifiquement au repérage d’éventuelles violences sexuelles ; or c’est ce qui peut arriver chez des adolescents, notamment chez les plus jeunes dans le cadre de violences intrafamiliales, d’inceste… Au-delà de la formation et de la sensibilisation à ces sujets-là, se pose également la question de la marge d’appréciation des juges. La justice des mineurs est très personnalisée et on la défend beaucoup pour cela. Mais c’est aussi une justice qui laisse beaucoup de place à l’arbitraire. Le fait est qu’on a un traitement très spécifique vis-à-vis de certaines catégories de mineures, je pense par exemple aux jeunes filles roms. La plupart des filles sont protégées dès qu’on voit que la situation familiale est un peu compliquée, avec un père violent par exemple, on ouvre très rapidement des dossiers en assistance éducative. Dans le cas des filles roms, qui décrivent vivre dans des bidonvilles, ne pas être scolarisées, avoir parfois vécu des violences, on n’ouvre jamais de dossiers en assistance éducative. Dans un quartier pour mineures en prison, vous pouvez avoir la moitié, voire les deux tiers, qui sont des jeunes filles roumaines, et elles sont là pour des vols, alors que les autres filles incarcérées sont là pour des crimes ou pour des affaires de radicalisation.