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Mieux considérer l’impact des stéréotypes de genre

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Les filles sont-elles des délinquants comme les autres ? A cette question, la justice, tout comme la protection de l’enfance, semble répondre par la négative. Peu incarcérées, elles font l’objet de davantage de mesures de protection que les garçons. Retour sur la question épineuse de leur prise en charge, entre préjugés et invisibilisation.

Entre 2006 et 2011, la part des mineures détenues n’a jamais dépassé 6,5 %. En 2013, alors qu’elles représentent 17 % des mineurs poursuivables, les filles auteures d’infractions ne constituent que 10 % des mineurs poursuivis. Elles bénéficient en revanche de 22 % des alternatives aux poursuites, tandis que les garçons représentent 96 % des détenus(1). Alors que peu d’études se sont penchées sur la question spécifique de la délinquance féminine, un colloque organisé par l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF) a tenté d’apporter son propre éclairage à la réflexion en dédiant la journée du 24 mai au thème « La justice des mineurs : le défi des filles ».

« Depuis toujours, il semble que les femmes criminelles sont statistiquement moins nombreuses que les hommes. C’est donc pour certains un épiphénomène, résume Véronique Blanchard, historienne. Selon les ouvrages et les lieux de mesures statistiques (police, justice, institutions carcérales), les femmes représentent en France entre 15 et 20 % des crimes et des délits et entre 2 à 4 % de la population carcérale. »

Est-ce suffisant pour conclure que les filles et les femmes sont moins enclines à tomber dans la délinquance et les actes violents ? Pour l’historienne, rien n’est moins sûr. Ces chiffres émanant des « instances normatives » ne refléteraient pas, selon elle, la réalité quotidienne des adolescentes. Des enquêtes menées par des sociologues sur la base d’entretiens révèlent des comportements délictueux chez les filles parfois équivalents à ceux des garçons, voire plus importants. Une enquête réalisée en Belgique en 2009(2) souligne que des différences sont visibles entre les deux sexes selon les types de délits : les violences physiques restent deux fois plus importantes chez les garçons que chez les filles (30 % pour les premiers, 13 % pour les secondes) ; en revanche, les filles sont plus présentes pour le vol à l’étalage (21 %, contre 18 % pour les garçons). Les comportements à risques (consommation d’alcool ou de drogues notamment), eux, tendent à s’équilibrer.

Des discours qui travertissent la réalité

« Les discours sur les filles jusqu’aux années 1970 se centrent sur leur nature féminine : les femmes sont la douceur du foyer, la pureté du caractère. […] En découle l’idée que la femme est non criminelle par essence », explique Véronique Blanchard. Les représentations liées au genre auraient ainsi leur part dans la manière dont sont rapportés et quantifiés les délits et les crimes. « Les actes perçus comme délictueux chez les garçons étaient désignés comme débauche et dépravation chez les filles : on trouve par exemple dans les archives un couple qui vole une mobylette. A la lecture du dossier, il n’est pas clairement indiqué qui est à l’initiative. Pourtant, le garçon va être poursuivi pour vol, et la jeune fille pour mauvaise fréquentation. Elle va donc passer du côté de la protection, car on a en tête qu’une jeune fille, cela se suicide, cela se prostitue, cela fugue, mais cela ne vole pas », analyse Véronique Blanchard. Des travaux réalisés ces dernières années par des historiens et des sociologues tendent à mettre au jour les stéréotypes qui imprègnent les discours jusque dans les tribunaux pour enfants. A la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), la question a été posée à travers l’enquête sur les mineures détenues, menée en 2009. Celle-ci a d’abord permis de détailler leurs profils : 80 % des 84 filles incarcérées entre janvier et juillet 2009 avaient plus de 16 ans, en étaient à leur première incarcération et 70 % d’entre elles étaient en prison pour des vols. Aucune d’elles n’était strictement séparée des femmes majeures. « Jusqu’en 2011, la question des filles était abordée sous l’angle du genre avant d’être abordée sous l’angle de leur minorité, de leur vulnérabilité et de la question éducative », observe Muriel Eglin, magistrate et sous-directrice de la PJJ. Ce qui a posé deux sortes de problèmes : d’une part, les jeunes filles pouvaient ainsi être exposées à la violence des codétenues adultes et, d’autres part, elles ne bénéficiaient pas des actions éducatives continues de la PJJ, contrairement aux garçons placés dans les quartiers pour mineurs.

« Coline Cardi [sociologue spécialiste de la déviance et du genre, NDLR], qui a mené une étude en 2014 sur la question, a pu obtenir des informations intéressantes : la quasi-totalité des jeunes filles ont connu des situations de carence ou de souffrance pendant l’enfance, et ont eu des parcours marqués par des ruptures, des placements, souligne-t-elle. On retrouve des parcours assez proches des garçons “incasables” mais la réaction sociale qu’elles suscitent est différente. » On aura tendance à moins souvent condamner les filles à des peines d’emprisonnement ou à des sanctions lourdes, en privilégiant les mesures d’assistance éducative.

« Pourquoi hésite-t-on à les poursuivre ? interroge Muriel Eglin. Pourquoi vouloir ensuite les protéger avec une peine privative de liberté alors qu’elles sont déjà installées dans un parcours de délinquance ? Cela doit nous amener à réfléchir sur le regard qu’on peut porter au moment du jugement, sur les réponses apportées et sur la prise en charge des jeunes filles dans nos structures. »

503 filles sont aujourd’hui placées dans des établissements de la PJJ. Seul un centre éducatif fermé (CEF) accueille exclusivement des filles, celui de Doudeville, en Seine-Maritime. Ce qui impose, la plupart du temps, un éloignement géographique. Un second est prévu par le gouvernement, dans le lot des 20 nouveaux CEF qui devraient être construits durant le quinquennat. Les bâtiments devraient être modulables afin de mieux s’adapter aux publics accueillis. Reste à organiser la mixité dans les autres établissements, où 90 % des jeunes sont des garçons. La mixité, seulement pour les activités, a été expérimentée au quartier pour mineurs de la maison d’arrêt d’Epinal, dans les Vosges. Selon la magistrate, les résultats se sont révélés positifs sur le plan éducatif, mais aussi sur le plan comportemental. Mais dans les établissements de la PJJ, où la mixité a été élevée en principe, celle-ci rencontre des limites : elle peut parfois accentuer la vulnérabilité des adolescents et les pousser à surjouer les caractères masculins et féminins. Et entre la rareté des formations sur les questions de genre et des outils pédagogiques, les travailleurs sociaux font état de difficultés dans la prise en charge des délinquantes.

Le rapport à l’intimité

« Cela nécessite de la part des professionnels de la vigilance et un accompagnement particulier, souligne Muriel Eglin. La mixité amène également les éducateurs à se poser la question du rapport à l’intimité : certains s’interrogent sur la manière d’entrer dans la chambre d’une fille, sans se poser la question pour les chambres des garçons. » Des dispositifs de prise en charge plus sécurisés pourraient être envisagés pour les filles victimes d’agression à caractère sexuel, que la mixité peut rendre vulnérables. D’autant que la faible représentation des filles dans les établissements et services peut rendre complexe les orientations au sein des dispositifs, avec la peur de créer une situation d’isolement ou de manque d’intimité. « Pour y remédier, les éducateurs de la PJJ sont invités à veiller à ce que les lieux qu’ils proposent en termes d’orientation puissent garantir un nombre suffisant de filles, explique-t-elle. On pousse également nos structures à établir des coopérations avec d’autres établissements pour organiser des activités collectives avec d’autres filles, ou à permettre des prises en charge plus individualisées en hébergement diversifié, avec des familles d’accueil pour favoriser le respect de l’intimité quand ce n’est pas possible dans un collectif. » Quant à la formation, il s’agit d’abord d’un travail à mener sur le plan des représentations. A l’Ecole nationale de la PJJ, les éducateurs sont formés afin de pouvoir animer des groupes mixtes lors d’activités manuelles ou des groupes de parole notamment sur les violences sexistes.

Et le chemin à parcourir peut encore sembler long. En témoignent certaines interventions entendues lors de ce colloque. Il y a d’un côté la propension à sexualiser le cas de la délinquance féminine. Stéphane Deschamps, directeur de l’unique centre éducatif fermé PJJ dédié aux filles, dira par exemple que la non-mixité permet aux filles de « s’exonérer des enjeux de séduction ». De l’autre côté, il est manifestement encore difficile de faire le tri entre les filles délinquantes et les filles victimes. Une intervention entière sera consacrée à la prostitution (qui n’est plus un délit depuis 2016), une autre à la prise en charge des victimes de violences sexuelles, une troisième aux troubles divers et variés que peuvent rencontrer les adolescentes en souffrance : troubles alimentaires, tendances suicidaires, scarifications, troubles sexuels, dénis de grossesse… Où sont donc passées les délinquantes ? Les aurait-on une fois encore fait glisser dans la case des victimes ? Pour Elise Lemercier, sociologue, nombreuses sont les catégories de pensées qui doivent être revues : « Les fugueuses sont plus durement sanctionnées que les autres, parce qu’on se dit qu’elles vont se mettre en danger, se mettre à se prostituer. Je l’entends encore de la part des professionnels qui se sentent désemparés. Ils voient bien le côté suranné, poussiéreux de ce qu’ils disent, mais ils n’arrivent pas à penser avec d’autres schémas. »

Des filles sous surveillance

Deux lois ont été utilisées principalement pour les filles. D’une part, il s’agit de la « correction paternelle », utilisée par la justice des enfants entre 1904 et 1958 : un père pouvait alors demander l’intervention de la justice et le placement de l’enfant en cas de mécontentement. D’autre part, la loi contre le « vagabondage », qui fait entrer en 1810 dans la catégorie « délit » le fait d’être sans domicile ou sans travail, que l’on soit mineur ou majeur. En 1935, la loi ne concernera plus que les enfants, qu’il s’agira de protéger, le plus souvent en les enfermant. Les filles seront particulièrement concernées : « La sensibilité par rapport à la présence des filles dans la rue, dans les cafés le soir, est plus forte que pour les garçons », souligne l’historienne Véronique Blanchard.

Notes

(1) Analyse de la délinquance des filles mineures et de leur prise en charge – Cindy Duhamel, Dominique Duprez et Elise Lemercier – Mai 2016.

(2) Délinquance juvénile et enjeux de genre – Claire Gavray.

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