Plus d’un fait de violences sur cinq a eu lieu au travail… Selon la dernière note, datée de novembre 2018, de l’Office national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), 21 % des agressions verbales, physiques ou sexuelles se sont déroulées sur le lieu de travail ou d’études des victimes. Un nombre croissant de salariés sont confrontés à des actes de violences commis par des clients, des usagers, des patients, note l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Parmi les secteurs particulièrement exposés aux risques de violences « externes », on trouve les transports en commun, les forces de l’ordre, les prestations de services au public (commerce…) et le secteur sanitaire, social et médico-social. Selon la définition de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé, le concept de violence « externe » englobe « les insultes, menaces, agressions physiques ou psychologiques exercées contre une personne sur son lieu de travail par des personnes extérieures à l’entreprise, y compris des clients, et qui mettent en péril sa santé, sa sécurité ou son bien-être. La violence peut revêtir parfois une connotation raciale ou sexuelle. » Les actes agressifs ou violents peuvent se manifester sous formes de comportement incorrect (manque de respect envers autrui) ou d’agression physique ou verbale (intention de blesser).
La violence, déclarée ou latente, exceptionnelle ou répétée, des usagers (et de leurs entourages) est une problématique à laquelle les professionnels du secteur social et médico-social sont confrontés au quotidien. « La violence se distingue de l’agressivité en ce que l’agressivité appelle l’attention de l’autre, alors que la violence attaque la relation à l’autre, le lien » : en 2002, le Conseil supérieur du travail social (CSTS) – ancêtre du Haut Conseil du travail social (HCTS) – s’était penché sur la question de la relation entre violence et travail social. Le groupe de travail a voulu donner la parole aux intervenants sociaux dans leur ensemble. Dans cette optique, avait été menée une des plus grandes enquêtes jamais réalisées dans le champ du travail social. Le nombre considérable de réponses, plus de 20 000, avait été alors interprété comme le signe d’un besoin profond d’écoute et d’expression chez les professionnels. Cette enquête avait mis en exergue « l’augmentation de la fréquence de la violence de la population dans le cadre du travail social, non pas tant l’atteinte directe et physique du travailleur social que les provocations, menaces et injures ».
En actes ou en paroles, la violence en provenance des usagers suscite des résonances chez les professionnels car elle interfère dans la relation d’aide. « La gestion de l’agressivité et de la violence des usagers est une préoccupation qui s’inscrit autant dans le cadre de la bientraitance des usagers que dans celui de la prévention des risques psychosociaux des professionnels. En effet, subir l’agressivité des personnes auprès desquelles nous nous sommes engagés dans une relation d’aide crée chez le professionnel un stress quotidien et une perte de sens dans son travail qui peut mener à l’épuisement professionnel. La violence, quand elle ne crée pas la sidération, interpelle, questionne et, en tout cas, requiert une élaboration pour laquelle des espaces n’existent pas toujours », explique Unifaf, le fonds d’assurance formation de la branche sanitaire, sociale et médico-sociale privée à but non lucratif. « Le principal obstacle que rencontrent les personnes qui travaillent dans une relation d’aide, c’est l’angélisme, qui leur fait penser que puisqu’elles sont aidantes, toute situation conflictuelle n’a pas lieu d’être dans une relation comme la leur. En fait, elles ont à découvrir que parce que la relation d’aide est un espace de souffrance, elle est par là même un espace de conflit », analyse Renaud Perronnet, psychopraticien et dirigeant du cabinet de formation Evolute Conseil.
La violence des usagers interroge également les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) sur leur capacité à offrir à leurs salariés un cadre de travail sécurisé. Le code du travail énonce l’obligation pour l’employeur d’assurer la sécurité et de protéger la santé des travailleurs pour tous les aspects liés au travail, ce qui implique notamment de prévenir les violences externes qui surviennent dans le cadre du travail. L’article de loi L. 4121-1 indique bien « les mesures nécessaires », et non « des mesures », ce qui implique de la part de l’employeur de faire tout ce qui est nécessaire pour que la santé de ses salariés ne soit pas altérée par leur activité professionnelle. « Au cours de l’évaluation des risques qu’il est tenu d’effectuer, l’employeur doit repérer les éventuels postes ou situations de travail à risque, les personnes exposées et les principaux facteurs de risque (ou principales causes), rappelle l’INRS. A partir de cette évaluation, des mesures de protection collective permettant de prévenir les situations de violence externe doivent être recherchées avec les travailleurs concernés. » Une politique de prévention et de gestion des violences externes doit également anticiper les mesures permettant d’en réduire l’impact, quand malgré tout elles surviennent. Comme le rappelle la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) dans son avis « Agir contre les maltraitances dans le système de santé : une nécessité pour respecter les droits fondamentaux » daté du 22 mai 2018, bien que les soignants soient objectivement sous pression, les maltraitances qu’ils subissent sont restées « souvent et longtemps invisibles ».
Une étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) publiée en 2016 et intitulée « Les conditions de travail en Ehpad vécues comme difficiles par des personnels très engagés » faisait ressortir les difficultés aussi bien physiques que psychiques que rencontrent les personnels soignants en Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) du fait de l’évolution récente des profils des résidents. « La violence, verbale comme physique, est également un risque présent à l’esprit des professionnels, d’autant plus perturbant qu’un mauvais réflexe en réponse à une situation de violence peut être assimilé à une forme de maltraitance », notait l’étude. La violence des résidents est aussi révélatrice d’autres facteurs qui affectent aujourd’hui la prise en charge médico-sociale en établissement : le manque de moyens.
« Les échanges limités avec les résidents déments, malgré la possibilité de développer des modes de communication non verbale, sont une difficulté d’exercice spécifique. Qui plus est, le manque de temps est constamment rappelé par les professionnels pour expliquer l’impossibilité d’employer effectivement ces modes alternatifs de communication », constatait l’étude de la Drees. « On se retrouve avec des résidents atteints de la maladie d’Alzheimer, mais également avec des résidents présentant des troubles psychiatriques. Les agents de services hospitaliers (ASH) qui effectuent les missions des aides-soignantes ne sont pas formés et ne savent pas faire face à ces situations. La violence naît de l’incompréhension de la part du soignant mais également de la part du résident. D’un côté, le soignant ne peut pas faire face et se retrouve dans une situation de maltraitance institutionnelle et, de l’autre, le résident est dans l’incompréhension face à une personne qui ne répond pas à ses besoins, et devient violent », explique Malika Belarbi, aide-soignante dans un Ehpad public d’Ile-de-France et représentante du collectif des personnes âgées – Fédération CGT santé et action sociale. En ce qui concerne les publics très spécifiques (notamment pour des pathologies psychiatriques), les professionnels mettent en avant leur sentiment de ne pas disposer de la formation adéquate pour proposer un accompagnement adapté aux besoins de ces publics. « Il y a un manque de formation et de qualification, mais également de moyens humains, pointe l’aide-soignante. Quand vous avez durant un week-end, dans une unité Alzheimer, seulement trois aides-soignantes pour prendre en charge 40 résidents, comment éviter la violence ? »
Depuis 2005, l’Observatoire national des violences en milieu de santé (ONVS) recueille les signalements de faits de violence effectués par les établissements de santé et les établissements sociaux et médico-sociaux du public et du privé sur la base du volontariat. Une violence à la courbe ascendante. En 2017, en effet, 446 établissements ont déclaré 22 048 signalements (soit, en moyenne, 49,4 signalements par établissement), contre 360 établissements et 17 596 signalements en 2016 (soit, en moyenne, 48,9 signalements par établissement). Les unités de soins de longue durée (USLD) et les Ehpad font remonter un nombre de signalements important, soit 2447 (contre 1981 en 2016). Ces signalements concernent très majoritairement des atteintes aux personnes, qui se décomposent pour 46 % en violences verbales et pour 54 % en violences physiques. Ces violences sont dues le plus souvent à la pathologie des patients. « Violences verbales et physiques envers le personnel (majorité), entre patients ou avec la famille (incluant parfois la gestion larvée ou au grand jour de conflits intrafamiliaux), les causes de violences sont multiples et demandent professionnalisme, tact, et une grande cohésion au sein de ces unités pour les gérer et retrouver le calme et la sérénité. […] Les raisons de la violence ne sont pas toujours explicites. En effet, la “frustration” provoquant la violence n’est pas toujours exprimée. Par ailleurs, l’échange n’est pas toujours aisé lorsque certaines personnes âgées perdent progressivement leurs facultés intellectuelles. L’acte gratuit existe aussi. » L’Observatoire note également que les violences exercées contre les personnels, qu’elles soient dues à des troubles cognitifs ou non, ne sont pas sans séquelles psychologiques sur eux. Cela demande donc aux soignants d’avoir un esprit de vigilance tout en restant attentifs à la personne âgée, particulièrement dans les unités de vie protégées ou unités spécialisées Alzheimer. Les formations pratiques à la gestion de l’agressivité verbale et physique se révèlent pour les professionnels plus que jamais indispensables.
Le code du travail (art. L. 4131-1) a reconnu « à tout salarié ou groupe de salariés un droit d’alerte et de retrait face à un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, à condition toutefois de ne pas créer pour autrui une nouvelle situation de risque grave et imminent ». Par ailleurs, l’employeur ou son représentant ne peut demander au salarié de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent.