En sciences humaines, le terme « inégalité » n’a pas vraiment de définition, ce qui est assez surprenant. A l’Observatoire des inégalités, nous estimons que l’on peut parler d’inégalités « quand une personne ou un groupe détient des ressources, exerce des pratiques ou a accès à des biens et services socialement hiérarchisés qu’une partie des autres ne détient pas ». Partant de là, il faut définir de quoi on parle (emploi, revenus, éducation, logement, loisirs, santé…) et de qui (catégories de population se distinguant par le sexe, l’âge, le milieu social, l’origine…), et mettre en place des échelles de classement. Comprendre les inégalités, c’est comprendre comment elles constituent un système d’ensemble où des facteurs s’entrecroisent. Par exemple, un grand nombre d’études ont montré que, pour les enfants d’immigrés, ce n’était pas la question migratoire qui les plaçait en position d’inégalités à l’école, mais leur milieu social. A niveau social équivalent, ils réussissent mieux que les autres. De même, l’égalité entre les hommes et les femmes dans les postes à responsabilité ne doit pas faire oublier la précarité extrêmement importante des femmes. Il y a également des inégalités dans une même classe d’âge, entre les jeunes diplômés et ceux qui ne le sont pas, entre les retraités propriétaires et ceux qui sont locataires… Le diable se cache dans les détails.
En matière d’inégalités de revenus, la France est au milieu du gué. En ce qui concerne la pauvreté, hormis les pays d’Europe du Nord, notre taux est l’un des plus faibles. Notre modèle social reste efficace. En revanche, notre système éducatif – même s’il ne faut pas en faire la caricature que l’on voit parfois – est marqué par les inégalités sociales. L’école française, assez conservatrice et élitiste, est formatée pour tirer les meilleurs élèves. Notre sensibilité aux inégalités dépend moins du niveau de celles-ci que de l’écart entre nos aspirations et ce que l’on vit au quotidien. Depuis la fin des années 2000, les niveaux de vie des plus pauvres ont baissé mais le discours collectif, porté par les classes aisées, est resté le même : on fait comme si on marchait toujours vers plus d’équité. Cela ne fait qu’exacerber le sentiment d’injustice. On en est là actuellement : les inégalités sociales sont très largement sous-estimées.
Personne ou très peu de personnes souhaitent que tout le monde dispose du même salaire. On accepte qu’un salarié arrivant dans une entreprise gagne moins qu’un collègue qui y travaille depuis longtemps. On ne juge pas anormal également que tous les élèves n’aient pas les mêmes notes… Le fait de récompenser quelqu’un qui a un mérite particulier ne gêne pas non plus. Personne ne revendique l’égalité tout court, au-delà des droits. Ce qui pose problème, ce sont les inégalités injustes. Mais définir ce qui est juste s’avère difficile car il y a toujours un jugement de valeur. Par exemple, on a tous des appréciations distinctes sur l’ampleur des différences de salaires justifiées par l’ancienneté, les diplômes, les responsabilités… Le degré d’écart acceptable dépend de la manière dont certains vont défendre leurs intérêts. Or, en la matière, les groupes sociaux sont inégaux à faire entendre leur voix. Les médecins sont mieux placés que les vendeuses ou les caissières. De même, il paraît injuste à tous, ou presque, qu’un grand patron touche en un an ce qu’un smicard recevrait en plusieurs siècles, c’est pourtant ce qui se produit dans la pratique.
Selon la méthode employée, les résultats diffèrent. Pour la pauvreté, il existe quatre mesures principales. Pour évaluer l’une d’elles, la pauvreté monétaire, on calcule le revenu médian de la population, puis on utilise un seuil exprimé en pourcentage. En France, il est fixé à 60 % du revenu médian (impôts et prestations sociales déduits), soit 1 026 € pour une personne seule(1). En dessous, la personne est considérée comme pauvre. Mais pourquoi un seuil à 60 %, et pas à 40 ou 70 % ? Jusqu’à la fin des années 2000, il était à 50 %, soit 855 € pour une personne. Le choix du pourcentage a un impact direct sur la mesure de la pauvreté : à 60 %, on a 9 millions de pauvres, contre 5 millions à 50 %. A l’Observatoire des inégalités et à l’OCDE, on continue à se servir du seuil de 50 % car, au-dessus, on rassemble trop de populations différentes. Ainsi, à 60 %, le seuil de pauvreté pour un couple avec deux enfants de plus de 14 ans est de 2 500 € par mois. On est loin du public que rencontrent les acteurs associatifs qui accompagnent les plus démunis. Exagérer un phénomène social n’aide pas à le résoudre. L’exagération conduit au fatalisme : à quoi bon étudier si, au bout du compte, on se retrouve dans la galère ? Pourquoi ne pas s’estimer heureux d’avoir un travail, même mal rémunéré, puisque des millions d’autres attendent le poste ? De quoi faire taire bien des revendications. La dramatisation peut aussi mener à se demander à quoi servent les politiques publiques : comment se fait-il que l’on en soit encore là alors que l’Etat dépense autant pour lutter contre la pauvreté ? L’effet pervers de ce raisonnement est de se dire que si les pauvres sont toujours pauvres, c’est qu’ils n’ont pas fait ce qu’il fallait pour s’en sortir et qu’ils se complaisent à être des « assistés ».
Les études sur le sujet sont rares. En 2017, l’Insee a qualifié de population « aisée » les personnes se situant à partir de 1,8 fois le niveau de vie médian. Soit aux environs de 3 000 € par mois pour une personne seule, de 6 000 € pour un couple et de 7 900 € pour une famille avec deux enfants. Mais on peut aussi utiliser le double de ce niveau, ou d’autres concepts comme le niveau de patrimoine qui permet de vivre sans travailler, ou les conditions concrètes de vie (telles la surface et la qualité du logement…). On pourrait aussi considérer que la réussite sociale est en grande partie liée à la transmission d’un patrimoine économique ou culturel, ou à un réseau de relations. Dans les enquêtes d’opinion, les Français situent le plus souvent le seuil de richesse à partir de 5 000 € mensuels pour un individu seul. Quant au niveau de vie des classes moyennes, selon notre définition, il s’étend de 1 200 à 2 300 € par mois pour une personne seule, de 2 400 à 4 400 € pour un couple et de 3 300 à 5 600 € avec deux enfants en plus.
l’Observatoire des inégalités, organisme indépendant, a pour objectif de dresser un état des lieux des inégalités et de susciter un débat sur le sujet. Louis Maurin, son directeur, est aussi l’auteur de Comprendre les inégalités (éd. Observatoire des inégalités). Site : www.inegalites.fr.
(1) Données 2016.