Ce sont les jeunes de la France périphérique, ceux des communes rurales, des petites villes et des zones périurbaines. C’est-à-dire tous ceux qui n’habitent pas dans les 25 grandes métropoles françaises et leurs agglomérations. Les jeunes des banlieues ont beaucoup de barrières à surmonter, on les connaît, mais on ignore tout des jeunes qui grandissent dans un village des Vosges, de l’Allier ou des Pyrénées-Orientales. On n’en parle jamais. Ils sont abandonnés, invisibles. Pourtant, ils représentent 60 % de la jeunesse. Ils ont comme point commun une accumulation d’obstacles à franchir dans leur parcours académique, professionnel et même citoyen. Jusque-là, leur situation particulière est restée dans l’angle mort des politiques publiques et des dispositifs d’égalité des chances. Ce qui prévaut chez eux, aujourd’hui, c’est le désarroi.
Les jeunes qui vivent à Lyon ou à Paris ont tout à proximité quasi immédiate de chez eux : écoles, centres d’orientation, salons des métiers, etc. Ce n’est pas le cas des lycéens et des étudiants des communes reculées. Un jeune d’origine modeste qui vit à côté de Nevers ou de Verdun n’aura pas forcément la bonne information si elle ne lui parvient pas via son environnement. Or c’est le nerf de la guerre en matière de formation. Il devra aussi sûrement quitter sa famille pour aller étudier ou faire un apprentissage ailleurs, ce qui a des conséquences financières pour ses parents et psychologiques pour lui. Ce n’est pas si simple de s’éloigner de sa famille à 18 ans. Il ne s’agit nullement d’opposer la jeunesse des grandes villes à celle de la périphérie, mais de montrer à quel point, étant à distance de tout, leur situation est plus compliquée. Leur isolement géographique peut les assigner à résidence, tous les parents n’ayant pas les moyens d’envoyer leurs enfants étudier ailleurs. Sans compter la fracture numérique : une partie des territoires n’est pas raccordée au haut débit, et tout le monde n’a pas accès à Internet dans sa chambre tous les soirs, notamment lorsqu’on est à l’internat.
L’autocensure se nourrit des difficultés à se projeter, faute, notamment, de modèles auxquels s’identifier. Les jeunes rêvent de certains métiers, mais ne s’autorisent pas à suivre telles études pour y accéder tant cela leur paraît compliqué et éloigné de leur environnement. Il y a d’autres professions dont ils n’ont jamais entendu parlé et qu’ils n’envisagent donc pas de faire. Leur champ des possibles est réduit. Comment imaginer son avenir si l’on ne sait pas l’immensité de ce qui existe ? La question de la confiance en soi est cruciale. J’ai grandi dans l’Allier et la Nièvre puis, à 18 ans, je suis venue étudier à Paris. Ça n’a pas été de soi, et je n’ai pas été particulièrement poussée par mes professeurs. J’étais boursière, mais si je n’avais pas pu vivre chez mes grands-parents, les choses auraient été très différentes. Je ne pouvais pas louer une chambre. Mais le plus lourd pour moi reste l’autocensure. Pendant longtemps, je me suis interdite de pousser certaines portes. Puis il y a les codes. La phrase d’un étudiant lors de mon entretien d’admission à Sciences Po m’a fait l’effet d’une gifle : « T’es une fille, boursière, tu viens de la campagne… manquerait plus que tu sois handicapée ! » Après l’oral, je savais que j’avais échoué. Mal préparée, peu confiante, je me suis décomposée face aux questions de deux jeunes énarques. L’autocensure fait des ravages. Souvent cachée mais toujours présente, elle se transmet comme un virus chez les jeunes de la France périphérique. Elle tient à la façon dont ils se perçoivent, aux inhibitions qu’ils ont intériorisées. Ils ont autant de capacités que d’autres, sauf qu’ils se disent : « Ce n’est pas fait pour moi », et qu’il leur faut souvent plus de temps, plus d’énergie pour compenser.
Les mécanismes de l’autocensure sont plus perceptibles chez les collégiennes et les lycéennes et contribuent à entretenir leurs complexes et leurs résistances. Dans les collèges ruraux où intervient notre association Chemins d’avenirs, leurs souhaits d’orientation se cantonnent souvent à des professions stéréotypées, pour ne pas dire genrées. Elles envisagent surtout de travailler avec les animaux ou les enfants. C’est rarement pour devenir vétérinaire ou institutrice mais plutôt pour travailler dans l’animalerie du village d’à côté ou être puéricultrice. Pourquoi pas, c’est très bien, mais il faut que les jeunes aient le choix et que leur destin ne soit pas déterminé par leur milieu social et géographique. Le manque de références à des carrières scientifiques ou techniques chez les filles est général, mais il est encore plus prégnant dans les territoires isolés. La diversité des carrières proposées aux femmes ne se voit pas dans les rues de Mauvezin, dans le Gers, ni même de Villeneuve-sur-Lot comme dans les rues de Bordeaux ou Toulouse. L’école peut beaucoup, mais elle ne peut pas combattre de front tous les obstacles. Cela laisse dans le flou toute une série d’élèves qui auraient juste besoin d’être un peu poussés – ceux qui, par exemple, ont entre 9 et 12 de moyenne. Ils vont avoir le brevet puis le bac, mais, pour ceux qui n’ont pas la Sorbonne à côté de chez eux, la possibilité de partir à l’étranger pendant les vacances pour améliorer leur niveau d’anglais ou de faire un stage intéressant, la question, c’est après…
Chemins d’avenirs a été créée en 2016 pour permettre aux jeunes de la France périphérique de construire progressivement leur parcours scolaire et professionnel à partir de la quatrième. Trois verbes sous-tendent le projet : informer, accompagner et promouvoir. Pendant dix-huit mois renouvelables, un parrain (professionnel ou pas) aide le jeune à réfléchir à ce qu’il a envie de faire, à ses centres d’intérêt… L’idée est de mettre en place autour de lui un écosystème composé de personnes bienveillantes qui vont le suivre, lui donner des conseils, lui faire rencontrer d’autres personnes, l’écouter, l’encourager… Il ne s’agit pas de le pistonner mais d’être un modèle. A ce mentorat extrêmement puissant s’ajoutent des outils concrets : offre de stages, ateliers sur la confiance en soi dans les établissements partenaires, visites culturelles et d’entreprises, programme dédié à l’écriture (lettres de motivation, CV…) et à la prise de parole en publique pour les oraux et les entretiens d’embauche. L’égalité des chances est une urgence pour ces jeunes, d’autant qu’ils vivent sur des territoires économiquement et socialement fragiles.
Salomé Berlioux et Erkki Maillard, publient Les invisibles de la République (éd. Robert Laffont). Les candidatures pour devenir parrain ou filleul de l’association sont à remplir sur le site www.cheminsdavenirs.fr.