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La part fantasmatique des invisibles

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Pourquoi des jeunes qualifés de « sans école, sans emploi et sans stage » échappent-ils aux dispositifs mis en place pour les aider à s’en sortir ? Les structures d’insertion sont-elles toujours adaptées à ce public « invisible » ? Philippe Labbé, ethnologue et docteur en sociologie, s’interroge.

Depuis quelque temps les politiques sociales, plus particulièrement celles de l’emploi, sont travaillées par le thème de l’invisibilité, ces personnes susceptibles de bénéficier de l’offre de services des structures d’insertion mais qu’on ne voit pas, qui bizarrement ne réclament rien. Sur l’écran des radars du maillage social – Michel Foucault aurait parlé de « contrôle social » –, ça ne clignote pas. Alors, bien évidemment, ça perturbe, ça turlupine : des mesures, des dispositifs, des programmes concoctés pour aider à s’en sortir, des partenariats locaux… tout ça pour que certains échappent aux rets des multiples intervenants sociaux pourtant animés des meilleures intentions du monde : écouter, insérer, accompagner… Ces invisibles renvoient donc, sinon à un échec, du moins aux limites de la connaissance (qu’on parviendra bien un jour à régler en implantant à la naissance une puce de géolocalisation)… un problème puisque, finalement, dans tout intervenant social sommeille un sauveur animé d’ambitions universelles comme celle exprimée par Emmanuel Mounier : « Que nul ne soit laissé à la porte de la cité. » Est donc posée l’hypothèse que certains, malins ou ignorants, échapperaient à la vigilance des professionnels, ce qui est très frustrant pour ceux-ci.

Ici, les « invisibles » ne sont pas celles et ceux qui peuplent les espaces d’excentricité spatiale (la « France périphérique ») devenus d’excentricité sociale (ceci expliquant cela, les gilets jaunes sur la planche de bord), ni les femmes sans-abri du film éponyme. Non, ce sont des jeunes qualifiés de « NEETs » (Not in Education, Employment or Training), définis négativement : ni à l’école, ni en emploi, ni en stage. Bref, les statistiques (« science de l’erreur », selon Pierre Bourdieu) nous disent qu’ils existent 2 millions de « NEETs » dont entre 230 000 et 330 000 « invisibles » pour France Stratégie et la DARES. Mais entre celles-ci et le croisement des listings des multiples opérateurs (missions locales, maisons de l’emploi, écoles de la deuxième chance, Pôle emploi, plateformes de lutte contre le décrochage scolaire…), on a un Triangle des Bermudes préoccupant puisque ces « bénéficiaires » ne sont que putatifs… alors qu’on les aimerait bien effectifs au regard de l’infléchissement de la fréquentation des structures d’insertion qui voient leurs effectifs d’usagers décroître de 10 à 40 %. Moins d’usagers, cela impacte directement les emplois des intermédiaires de la politique de l’emploi : pour les « inséreurs insérés »(1) la question de leur réinsertion risque de se poser.

Le non-recours aux droits

Bien sûr, les causes de ces non-recours au droit commun sont multiples. Certains bassins d’emploi s’approchent d’une situation de quasi plein emploi avec des taux de chômage autour des 4-5 % : l’armée de réserve fondant, les emplois sont accessibles… dès lors pourquoi s’adresser à des intermédiaires ? Ce qui, soit dit en passant, relativise les appréciations de type « (très) éloignés de l’emploi » : lorsque le marché du travail n’est pas déséquilibré au bénéfice des employeurs, nombre d’a priori « inemployables » trouvent sans difficulté à s’embaucher.

Toutefois de nombreuses études de terrain révèlent d’autres facteurs déterminants pour expliquer la baisse de cette demande.

D’une part, l’attractivité de celles-ci. Pour aller vite, après une période pionnière un peu brouillonne mais foisonnante d’innovations, ces structures se sont institutionnalisées, se mutant en « opérateurs » en charge de décliner sur les terrains des programmes top-down dans lesquels, coûte que coûte, il faut faire entrer dans des moules parallélépipédiques des individus patatoïdes(2). Les structures sont devenues des lieux, répondant à une stricte fonctionnalité (favoriser l’accès à l’emploi), alors qu’elles devraient être des espaces, Michel de Certeau indiquant qu’« un espace est un lieu habité par les hommes ». Bref, l’attractivité des structures d’insertion est aussi médiocre que leur communication : songeons qu’il aura fallu trente-quatre ans (1982-2016) au réseau des missions locales (450 structures, 14 000 salariés) pour se doter d’un visuel national alors que le premier jeune venu créant sa micro-entreprise de livraison de pizzas commence par dessiner son logo ! LOL.

D’autre part, l’évolution du rapport au travail chez les jeunes qui, contrairement aux professionnels de l’insertion, relativisent beaucoup leur investissement dans le travail. Une enquête de la Jeunesse ouvrière chrétienne auprès de plusieurs milliers de jeunes(3) révélait il y a quelques années qu’« avoir un bon métier » n’arrivait qu’en cinquième rang parmi les items de la réussite de leur vie, bien après « avoir du temps libre », « avoir beaucoup d’amis », « faire un beau mariage »… et (étonnamment dans cet ordre) « vivre un grand amour ». Le rapport à la « valeur travail » a changé, véritable révolution anthropologique(4), et préférer le temps libre à l’emploi peut être interprété selon l’adage « faire de nécessité vertu ». Si la jeune génération investissait autant que les précédentes dans ce qui fût le « grand intégrateur »(5), elle aurait toutes les raisons de la désespérance(6). Par ailleurs, il n’est pas certain que le modèle du workfare, un accompagnement sous condition d’une « démarche active de recherche d’emploi », les séduise d’autant plus que, pour celles et ceux entreprenant un rapport strictement instrumental au travail, une simple logique d’emploi voire de job, pas de métier, les réseaux sociaux et Le Bon Coin font largement l’affaire. La pratique commune des réseaux sociaux par les jeunes a de plus accéléré le temps d’attente « acceptable » de réponses… ce qui incite les jeunes à rechercher des solutions d’accès à l’emploi via d’autres canaux plus réactifs.

Enfin rien ne permet d’affirmer que tous ces invisibles le sont par ignorance des avantages supposés d’une visibilité par les intervenants sociaux. Ne peut-on imaginer que certains choisissent ce qu’Howard S. Becker appelait des « carrières déviantes »(7) ? Jeune dans un quartier prioritaire de la ville, vais-je choisir d’intégrer la « garantie jeunes » ou dealer au pied d’une tour ne serait-il pas mieux, ne serait-ce qu’économiquement ? La seconde option, certes, est risquée mais, outre ses avantages sonnants et trébuchants sans trop de contraintes ni de sanctions (si je ne me fais pas attraper), elle générera la reconnaissance de mes pairs : cela tombe bien, en période de socialisation secondaire c’est celle-là que l’on recherche beaucoup plus que celle des « entrepreneurs de morale »(8).

En fait, plutôt que d’invisibilité, c’est pour certains de labilité qu’il faudrait parler : ils apparaissent, disparaissent, réapparaissent, instrumentalisent les structures et leurs professionnels sans trop d’appétence pour s’engager dans le Graal d’un « parcours d’insertion ». Pour d’autres, leur choix de carrière déviante peut moralement poser problème mais, en tout état de cause, devrait mobiliser des professionnels autres qu’intervenants sociaux, prévention spécialisée exceptée. Songeons également à une frange de la jeunesse animée par ce que nous pourrions appeler, selon l’expression de Philippe d’Iribarne, une « logique de l’honneur »(9) c’est-à-dire le refus de s’adresser à des structures considérées comme exclusivement réservées aux « cas-soc ».

La pertinence de l’offre

Ainsi, moins qu’une obsession à vouloir faire de tous des usagers des structures d’insertion, les intervenants devraient d’abord interroger la pertinence de leur offre, répondant ainsi au critère définitoire de la mission de service public, la mutabilité ou capacité d’évoluer en fonction des besoins, eux-mêmes changeants, de celles et ceux susceptibles d’être aidés… s’ils le souhaitent ! Sans doute, s’agissant des contenus et modalités de leur offre, s’il est nécessaire de maintenir le principe d’une approche globale (refuser la « pensée disjonctive » qui dissocie l’économique et le social), il est impératif de travailler celle-ci de façon différenciée… peut-être à partir du rapport des jeunes au projet : projet à long terme (métier), projet à court terme (job), sans projet (à construire), hors-projet (vulnérabilité « en attente d’une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé »).

De la sorte, l’infléchissement de la fréquentation des structures d’insertion pourrait être une opportunité saisie pour que, après les phases pionnière et institutionnelle, celles-ci deviennent des structures mobilisées sur le projet et l’innovation sociale, dégagées des logiques programmatiques, en silos. Somme toute, des espaces à apprendre, à dialoguer, à construire les conditions d’un vivre ensemble. On peut rêver. »

Notes

(1) Gérard Mauger – « Les politiques d’insertion. Une contribution paradoxale à la déstabilisation du marché du travail » – Actes de la recherche en sciences sociales – 2001.

(2) Pierre Labbé – « Insertion : la voie est libre ! » – Lien social n° 1063, 24 mai 2012.

(3) Enquête JOC-CSA en 2011 sur la liberté de choix des jeunes, auprès d’un échantillon national de 6 028 jeunes âgés de 15 à 30 ans.

(4) Laurence Decréau – « Tempête sur les représentations du travail » – Ed. Presses des Mines – 2018.

(5) Yves Barel – « Le grand intégrateur » – Connexions n° 56 – 1990.

(6) P. Labbé – « La révolution anthropologique du/de notre rapport au travail » – Actes, colloque « Handicaps et travail », Brest les 21-22 juin 2018.

(7) H. S. Becker – « Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance » – Ed. Métailié – 1985.

(8) Id. Becker.

(9) P. d’Iribarne – « La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales » – Ed. Seuil – 1989.

Contact : p.labbe.pennec@orange.fr

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