La neige s’enfonce sans prévenir, engloutissant la jambe jusqu’au genou. Les souffles se font courts. Trois cents mètres plus bas, une dameuse balaie les pistes de ski. Dans la nuit, ses lumières se confondent avec celles de la police aux frontières (PAF), à la recherche d’individus cachés sur le flanc montagneux. L’équipe de maraudeurs décide de s’enfoncer au-delà de la lisière des sapins sombres, au risque de perdre en visibilité. Soudain, après quelques pas, les corps se figent. Là, des silhouettes se dessinent sur fond d’obscurité, tapies derrière les arbres. Accroupies dans la neige, immobiles et silencieuses, les ombres sont cinq, six ou plus. Exilés ? Policiers ? Citoyens solidaires ? Leur cercle resserré ressemble à une cérémonie secrète. « Bonsoir », lâche dans la nuit une voix hésitante de jeune femme. « Vous êtes touristes ici ? » L’équipe répond par un nom de code. Un soupir de soulagement se fait entendre : « Ah, vous êtes aussi des maraudeurs ! » La jeune femme accourt, chuchote à toute vitesse : « Ils sont cinq avec moi. Je suis toute seule sans téléphone. J’ai besoin de deux voitures. Vous pouvez descendre prévenir les autres ? »
Chaque nuit, au col de Montgenèvre, au-dessus de Briançon (Hautes-Alpes), ce genre de scènes se répète. Le domaine skiable qui s’étale entre la France et l’Italie marque le passage de la frontière. Il est le théâtre de la mise en danger des personnes migrantes qui cherchent à la traverser. Mais aussi celui de la solidarité de citoyens qui leur portent secours. Quelques heures plus tôt, dans le soleil de l’après-midi, une grappe de jeunes jouaient au football devant le refuge géré par des bénévoles briançonnais. Créé en juillet 2017 grâce à une mise à disposition de l’ancienne caserne CRS de secours en montagne, ce lieu, à deux pas de la gare, offre un répit aux exilés après leur traversée. Pour quelques nuits, le temps de retrouver des forces, ils peuvent s’y réchauffer, manger, recharger leurs téléphones. Il faut ensuite laisser la place à d’autres. Le refuge peut accueillir une vingtaine d’occupants ; parfois, cela monte jusqu’à cent. Ceux qui arrivent viennent majoritairement d’Afrique de l’Ouest, beaucoup de Côte d’Ivoire et de Guinée-Conakry.
Au refuge, certains aident à la logistique. Le problème reste la sédentarisation. « Au départ, c’était beaucoup de jeunes qui avaient la pêche, des projets, des contacts en France, et allaient de l’avant », raconte Joël Prunot, bénévole de la première heure. Depuis le décret « anti-immigration » du ministre de l’Intérieur italien, Matteo Salvini, le public accueilli a changé. « Ce sont des gens qui sont dans le marasme, très fatigués, sans projets. Nous ne savons pas quoi leur dire : aller à Paris, quand on sait ce qu’il se passe porte de la Chapelle ? Notre refuge n’a pas vocation à sédentariser les personnes, nous n’avons pas des capacités d’hébergement suffisantes. Alors qu’est-ce que l’on fait de ces gens-là ? »
Dans la montagne, les personnes ne cessent d’arriver, à la nuit tombée ou au petit matin. Une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau sépare Clavière, côté italien, de Briançon. Des heures de marche dans la neige sont nécessaires pour contourner le poste-frontière. Les associations Refuges solidaires et Tous migrants concentrent la plupart des bénévoles maraudeurs, au nombre de 200 pour les plus réguliers. D’autres sont occupés à la gestion du refuge ou font de l’hébergement solidaire. « Nous sommes un pays de montagnards : beaucoup de guides sont bénévoles, narre François, retraité. Autrefois, il n’y avait pas de frontière dans le Briançonnais… Historiquement, c’est une communauté très sensibilisée à la solidarité. » En montagne règne la même éthique qu’en mer : personne ne doit y mourir. Les fins connaisseurs des Alpes, comme les marins, s’imposent un devoir d’assistance, au-delà de tout statut ou couleur de peau. Dans cette zone frontalière, les premiers à avoir impulsé les maraudes solidaires ont été les pisteurs-secouristes. Pas par militantisme, par urgence humanitaire.
« On nous demande : “Comment faites-vous pour tenir ? », écrit l’association Refuges solidaires dans son dernier rapport d’activité. « Tous, individuellement, à un moment ou à un autre, nous nous sommes effondrés. Collectivement, on tient. » Les poursuites judiciaires des bénévoles se multiplient. Symbole de la criminalisation de la solidarité, les « sept de Briançon » ont comparu en décembre dernier pour « aide à l’entrée irrégulière d’étrangers sur le territoire français », alors qu’ils participaient à une marche contre la présence du groupuscule Génération identitaire. Tous ont écopé de peines de prison, jusqu’à quatre mois ferme. « Nous, citoyens, nous retrouvons à faire appel aux associations pour avoir des références correctes à la loi. C’est cela qui m’effraie : à qui je me fie, qui protège la société ? », interroge une femme récemment auditionnée. Son compagnon a été condamné à trois mois de sursis pour « aide au séjour et à la circulation » (ce qui ne constitue plus un délit, sauf exception) après « avoir servi du thé, donné une couverture de survie et porté une femme dans la voiture de la police qui venait de les interpeller – elle était faible et ne tenait plus sur ses jambes ». Non loin d’elle, dans une salle municipale où sont regroupés les bénévoles et des élus, Benoît Ducos, l’un des « sept de Briançon », reste pensif, ses larges mains d’ancien pisteur posées sur les genoux. Il avait aussi été convoqué en 2018 pour avoir porté assistance à une Nigériane enceinte. Dans la salle trône un buste de Vauban, en l’honneur de la cité de Briançon. Au-dessus, gravée dans le bois, une forteresse.
Comme presque chaque soir, les bénévoles se retrouvent dans leur local de maraude, où une carte de la montagne est dépliée sur la table en bois. Ils attendent les retardataires en avalant du thé. Les dernières consignes sont données. Ce soir-là, une dizaine de personnes se mettent en route vers le col de Montgenèvre. Une fille et son père, venus du Lot-et-Garonne, sont de la partie. Florence, étudiante en troisième année à la faculté de psychologie, donne un nom d’emprunt. Patrick, son père, n’y tient pas : « J’ai pas l’impression de faire quelque chose d’illégal. C’est cette chasse à l’homme qui me choque. Qu’est-ce que c’est, pour moi, les conséquences, par rapport à ces gars-là… Il y a urgence humanitaire ! » Au volant sur la route qui monte en virages serrés, Patrick passe devant le parking où, une nuit de décembre, se sont regroupés près de 40 membres de Semences paysannes, association dont il fut salarié. Alors, 17 exilés avaient été secourus et descendus dans la nuit jusqu’à Briançon ; une première pour Patrick, revenu cette fois avec sa fille. Florence, pleine d’énergie communicative, est en stage pour une semaine au refuge : « Tout à l’heure, juste après manger, il y a un jeune qui m’a montré sa main congelée. Il a passé deux semaines à l’hôpital. Il recommence tout juste à sentir ses doigts. »
Avant de débuter les maraudes, des noms d’avocats s’échangent. « Et on leur dit quoi, à la police, si on se fait contrôler ? Qu’on fait une maraude ? » Les étoiles sont hautes. Un spectre de montagne domine la station de ski dans un halo bleuté. Des jeunes font de la luge à grands cris. Le long du front de neige, les restaurants du village laissent échapper des éclats de voix, des rires ; quelques groupes de touristes traînent encore dans les rues. Les fenêtres illuminées des chalets donnent à apercevoir des intérieurs chaleureux. Répartis en duos ou trios, les bénévoles arpentent leurs secteurs de maraude. Les yeux cherchent dans les recoins – en décembre, Patrick avait trouvé des hommes terrés dans les toilettes publiques – ou se fixent vers le haut des pistes plongées dans l’obscurité. Chaque silhouette aperçue fait monter la tension. « C’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin », lâche le père aux côtés de sa fille. Deux ou trois heures plus tard, les téléphones s’affolent soudain. Des exilés ont été trouvés. Sur le parking où tous les maraudeurs se rassemblent, deux grands jeunes hommes attendent un peu en retrait. L’un a l’air solide et attentif. L’autre, vêtu d’une grande doudoune blanche, cache son visage de son gant bleu. Patrick et Florence se chargent de ramener ces deux Sénégalais au refuge de Briançon. « Les autres, retournez-y, il y en a encore dix ! », presse une bénévole. Une association italienne a donné l’indication du nombre de voyageurs partis depuis l’autre côté de la frontière.
Au bout de la nuit, sur les 12 annoncés, huit ont été récupérés par les maraudeurs. Quatre arriveront d’eux-mêmes à 6 heures du matin. Sur le trajet du retour, chacun se serre dans la voiture, les traits tirés et le nez froid. Une bénévole raconte qu’un jeune migrant est arrivé il y a quelques jours au refuge, plein d’adrénaline. « Il s’est mis à raconter que, pour échapper à la police, il avait creusé un trou dans la neige et y était resté caché deux heures. » Quelques minutes plus tard, le jeune s’est évanoui. Les urgences sont venues le chercher. « Il était en hypothermie. Il a perdu ses doigts de pied », assène la bénévole. Elle évoque une récente action de blocage du téléphérique de la station pour interpeller les vacanciers sur les « morts en montagne ». En février, Tamimou, un jeune Togolais, est mort de froid sur le bord de la route entre le col de Montgenèvre et Briançon. En mai 2018, il y a eu Blessing Matthew, Nigériane de 20 ans, noyée dans la Durance après que son petit groupe a été surpris par la PAF. D’autres ont frôlé la mort, comme ces deux Guinéens tombés dans un ravin par peur de gendarmes cachés dans un tunnel. Les glissades, fractures et sauts dans la rivière pour échapper à ce que les associations nomment tantôt « course-poursuite », tantôt « chasse à l’homme » sont régulières. Depuis l’année dernière, quatre décès ont été répertoriés, côté français.
« Ce sont quatre de trop. Des jeunes qui ont traversé le désert, la Libye, la Méditerranée, pour finir leur vie ici… », souffle Max Duez, yeux très clairs derrière de rondes lunettes. Assis à la table d’un café, ses doigts tortillent tour à tour son écharpe et son sachet de sucre. Max Duez a été chirurgien pendant vingt ans à l’hôpital de Briançon. Il fait partie des citoyens à l’origine de la création du refuge. Aujourd’hui retraité, le chirurgien raconte comment la frontière est devenue, du jour au lendemain, ce lieu de passage. C’était à l’été 2017, après que la vallée de la Roya a été verrouillée. « Mi-juin, on n’avait personne. Début juillet, il y avait 15 à 20 arrivées par jour. » A chaque tentative, les exilés prennent davantage de risques pour échapper à la PAF. « Ils prennent des chemins détournés et dangereux. » Les conséquences, en plus des gelures, vont « de l’entorse au décès ». Surtout, les exilés africains ont pour beaucoup été « torturés, abusés, battus en Libye ». Max Duez confie : « Les viols sur les femmes comme sur les hommes, ils n’en parlent pas, se sentent honteux, veulent préserver leur intimité… J’ai soigné des hémorroïdes pendant des mois sans comprendre ce que je faisais… » Des soignants ont mis en place une permanence d’accès aux soins mobile pour intervenir au refuge, avec un financement non pérenne de l’agence régionale de santé.
L’un des principaux sujets de préoccupation concerne les mineurs non accompagnés, que les personnels de l’hôpital de Briançon doivent amener, sur leur temps de travail, au commissariat pour leur déclaration. Le sort de ces enfants est au cœur des pratiques policières qui cristallisent la colère des associations. La PAF de Montgenèvre est accusée de systématiser les refoulements à la frontière « à chaud », c’est-à-dire sans possibilité de déposer une demande d’asile, ce qui est illégal. Les mineurs isolés n’en sont pas exclus. Or, en vertu des traités internationaux dont elle est signataire, la France a une obligation de protection de ces enfants. Tout mineur déclaré à la PAF devrait être pris en charge par le conseil départemental et, le cas échéant, par l’aide sociale à l’enfance.
Grâce à la venue, ce jour de mars, des élus écologistes Damien Carême, maire de Grande-Synthe, et Michèle Rivasi, eurodéputée, qui bénéficient d’un droit de contrôle, les portes de la PAF de Montgenèvre s’ouvrent. Face aux questions pressantes des visiteurs, l’adjointe au chef de service sort quelques documents de refus d’entrée en France. L’un d’eux, négligemment posé sur le rebord du bureau, attire l’œil. On y lit que le jeune s’est déclaré mineur, né le 2 février 2002. Or le refus d’entrée, synonyme de renvoi en Italie, porte la mention « Identité non vérifiée. Apparence physique de personne majeure ». Pourtant, la PAF n’est pas habilitée à évaluer l’âge des personnes. La fonctionnaire, jetant un coup d’œil en biais à ce papier, enjoint son collègue de le ranger dans les archives. A notre demande, et non sans avoir essayé de nous en présenter un différent, elle finit par le ramener. « C’est vraiment pour des personnes se déclarant mineures mais qui font plus âgées que moi », justifie-t-elle, en tentant un sourire entendu.
L’an dernier, à la PAF de Menton, des preuves de falsification des dates de naissance et de préremplissage de documents avaient été rapportées par des avocats, élus et associations. Devant nos yeux, un autre refus d’entrée porte une trace de blanc correcteur sur la date de naissance. « Notre travail quotidien est attaqué, certaines allégations nous font mal au cœur », regrette l’adjointe au chef de service. Entre les bénévoles présents et les fonctionnaires de la PAF, les constats sont opposés, le vocabulaire n’est pas le même. Là où les uns fustigent les refoulements illégaux, les autres affirment que leur local de police, point de passage soumis au rétablissement du contrôle aux frontières intérieures depuis novembre 2015, est dans la zone italienne. Les demandes d’asile émises à la PAF de Montgenèvre « doivent être transmises à l’Italie ». De toute façon, assure la fonctionnaire, « personne ne demande l’asile ici ». Les associations s’étranglent : « La loi ne s’applique pas à la frontière. Si on la respectait, les gens n’auraient pas besoin de se mettre en danger dans la montagne », clame Agnès Antoine, de Tous migrants. Aux refoulements « à chaud » s’ajoutent de nombreux témoignages de vols, menaces ou brutalités commis par les fonctionnaires de police.
Au sortir des locaux de la PAF, les élus et bénévoles rejoignent Clavière, en Italie, pour se rendre sur les lieux de l’ancien squat « Chez Jésus ». Ouvert en mars puis évacué en octobre 2018, celui-ci était situé au sous-sol d’une église. En faisant le tour de l’édifice, le groupe tombe sur deux jeunes hommes. L’un a l’air frigorifié. Les deux amis se cachent là, attendant la nuit pour passer la frontière dans la neige. Ce n’est qu’autour d’un café qu’ils racontent, par bribes. Les jeunes hommes ont fui la Côte d’Ivoire, sont restés bloqués quatre et sept mois dans l’enfer de la Libye. « Un ami nous a expliqué les chemins », glisse l’un, quand l’autre murmure : « C’est quoi, la ville la plus proche en France, de l’autre côté de la frontière ? » Les deux amis restent sur leur garde, hésitent à donner leur âge, semblent perdus. Ils n’ont pas enlevé leur doudoune depuis qu’ils sont entrés, le plus gelé a le menton enfoncé dans son col. L’équipe leur explique l’emplacement du refuge à Briançon, laisse un numéro, promet de revenir avec de bonnes chaussures et des gants avant ce soir. De l’argent leur est donné pour qu’ils puissent rester au chaud ici tout l’après-midi.
Mais lorsque les bénévoles ressortent du café, une voiture siglée « Carabinieri », la gendarmerie italienne, est postée juste en face. Deux agents surveillent l’entrée. Avaient-ils repéré le groupe ? La patronne du café les a-t-elle appelés pour signaler la présence de deux clients inhabituels ? Que faire pour éviter leur interpellation ? Comment les exfiltrer à la dérobée ? L’expression « jeu du chat et de la souris » utilisée par les associations prend là tout son sens. Les deux jeunes migrants paraissent pris dans une souricière. Une personne du groupe se souvient avoir vu, dans les toilettes, une porte donnant sur la cour extérieure. Elle entre seule dans le café, puis revient le long d’un mur, discrètement, avec les jeunes hommes, à l’insu des gendarmes. Les bénévoles les ramèneront au refuge italien d’Oulx, avec lequel ils sont en contact permanent. La pluie et le froid s’abattent en fin d’après-midi. Aux dernières nouvelles, les deux jeunes Ivoiriens avaient décidé de tenter la traversée le lendemain.