Selon une estimation du Global Slavery Index, 129 000 personnes étaient en situation d’esclavage en France en 2018. Pour Sylvie O’Dy, présidente du Comité contre l’esclavage moderne (CCEM), « identifier les victimes est l’effort principal » à mener. Stéphane Fustec, coordinateur national de la branche « services à la personne » à la CGT, rappelle que le terreau de l’exploitation est avant tout « l’invisibilité spécifique à ces travailleurs et travailleuses », dont un certain nombre sont sans-papiers. « Pour le domicile c’est pire ; personne ne vous voit. » Le CCEM le martèle depuis un quart de siècle, jusqu’à aujourd’hui, à l’occasion de son colloque conclu par Sylvie O’dy : « Rendons visible l’invisible ! » Difficile quand les moyens manquent. La faute à l’absence d’une véritable prise en compte publique et politique du sujet ? « Il y a un vrai déni des institutions », estime Joséphine Magnien, psychologue au pôle « traite » du Bus des femmes. « C’est très violent la traite : difficile d’accepter ça, de reconnaître que ce sont nos voisins, que cela se passe dans nos rues… » « La traite n’a jamais été déclarée en France grande cause nationale alors que cela aiderait à la visibilité de la société civile », regrette Nicolas Le Coz, ancien président du Groupe d’experts du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains. Briser l’invisibilité du phénomène permettrait pourtant la mise en place d’outils de repérage des victimes. « Le manque de moyens reflète un manque d’une vraie politique pour les victimes », affirme la directrice du CCEM, Mona Chamass, qui souligne la « nécessité d’un plan national ».
Il y en a bien eu un, de 2014 à 2016. Le Collectif contre la traite, centralisant 28 associations, en a réalisé une évaluation critique en 2017. Il y pointait des « moyens insuffisants », la « confusion entre traite des êtres humains et prostitution », demandait à ce que le statut de victime soit « déconnecté de la procédure pénale », et appelait à ce que cette lutte soit déclarée « grande cause nationale ». Un plan 2019-2021 devait être annoncé fin 2018, mais est toujours au point mort. « A la Commission nationale consultative des droits de l’Homme [CNCDH], nous sommes inquiets sur le financement de ce second plan », relaie Cécile Riou-Batista, secrétaire générale adjointe de la CNCDH. Elle relève la « baisse du budget sur la lutte contre la traite des êtres humains dans le dernier plan de finances ». Elisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) en charge du plan, ne donne pas de détails sur le calendrier, mais elle assure qu’une « enquête spécifique sur l’exploitation par le travail va être mise en place, pour savoir combien de victimes sont suivies ». Il s’agit de combler les lacunes statistiques car « les données administratives ne sont absolument pas représentatives du nombre de victimes en France ». Enfin, seront installées dans les départements « des instances consacrées à la traite des êtres humains, afin de décliner la politique publique au niveau local ».
La France semble mettre l’accent sur la lutte contre l’exploitation sexuelle qui est « plus visible, plus facile à appréhender que la servitude domestique ou le travail forcé », souligne Cécile Riou-Batista. La secrétaire générale adjointe de la CNCDH précise qu’il n’est « pas question de faire une distinction victimaire : les victimes doivent avoir accès aux mêmes droits ». Mais certaines différences sont évidentes. Par exemple, en ce qui concerne le titre de séjour, la loi prévoit qu’une victime de traite à des fins d’exploitation par le travail puisse l’obtenir, à condition qu’elle s’engage dans une procédure judiciaire. Pour une victime d’exploitation sexuelle, cette condition n’existe pas : elle en a la possibilité dès lors qu’elle entame une sortie de sa situation. « On a donc bien une discrimination. Or, pour toutes les victimes, le titre de séjour est nécessaire pour leur rétablissement psychologique, physique, et leur réintégration », rappelle Cécile Riou-Batista.
Le besoin de moyens est donc pressant pour dépasser ce que Philippe Jaegle, vice-procureur à la juridiction inter-régionale spécialisée de Bordeaux, caractérise comme des « obstacles et difficultés de détecter et de prouver l’exploitation par le travail et des victimes isolées qui ne vont pas se signaler en tant que victimes. » Le 10 mai, journée commémorative du souvenir de l’esclavage et de son abolition, les collectifs rappelleront sans doute à la France l’urgence de ce second deuxième plan national en suspens.
« La reconstruction des victimes passe par la reconnaissance de leur statut de victime. Est-ce que la France participe à cette reconstruction ? Non », a lancé Juliette Vogel, avocate au barreau de Paris. D’abord, les procédures pénales peuvent durer « 10 à 15 ans ». Ensuite, le chef d’accusation de traite des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail est peu appliqué. La France avait été condamnée deux fois par la Cour européenne des droits de l’Homme pour ne pas l’avoir transposé dans le code pénal avant 2013. L’infraction est encore « mal connue, mal appréhendée par les magistrats » estime l’avocate.