Le public est resté cloué sur place à la fin du discours d’Olivia Odola, le 11 avril, dans une salle de l’Assemblée nationale. Le Comité contre l’esclavage moderne (CCEM) organisait une journée d’échanges à l’occasion de ses 25 ans d’existence. « Aujourd’hui j’habite chez moi, je suis mariée, j’ai un enfant », a conclu Olivia. « Désormais, je travaille pour l’aide sociale à l’enfance comme assistante familiale. » Olivia est une ancienne victime d’esclavage domestique – en termes juridiques, de traite des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail. Partie à 14 ans du Togo pour travailler chez un couple en région parisienne, elle réalise pendant un an toutes les corvées ménagères, s’occupe du bébé, subit la violence de la mère. Cette dernière oblige l’adolescente à dormir debout avec l’enfant accroché à elle. Elle est parfois privée de nourriture pendant plusieurs jours. « A cause des sévices physiques, j’ai une santé toujours très fragile », glisse Olivia. Accompagnée par le CCEM jusqu’au bout d’un procès qui aura duré neuf ans, elle est parvenue à faire condamner son exploiteuse à de la prison ferme.
Les victimes d’esclavage domestique sont en grande majorité des femmes. Nombre d’entre elles sont d’origine étrangère, recrutées par des « employeurs généralement de la même origine qu’elles, ce qui facilite les échanges, avec de fausses promesses de régularisation en France, d’éducation, de travail pour subvenir aux besoins de la famille restée au pays… », explique Samia Mogni, responsable du pôle « social » au CCEM. A l’arrivée, les exploiteurs instaurent un contrôle permanent et une véritable emprise psychologique. Les documents d’identité sont confisqués. La peur de l’expulsion participe à l’invisibilisation. La situation de servitude se caractérise par des « restrictions alimentaires, parfois des violences sexuelles, physiques ou morales, le fait de ne pas avoir la possibilité de communiquer à l’extérieur, de voir un médecin… », indique Samia Mogni.
Face à l’extrême précarité des victimes à leur sortie d’exploitation, un accompagnement d’ampleur est nécessaire. Celui-ci se veut « global, personnalisé, centré sur les besoins et la volonté de la personne », précise Mona Chamass, directrice du CCEM. Les personnes cumulent les freins à l’insertion : elles ne maîtrisent pas toujours le français, manquent de repères géographiques ou culturels, n’ont pas de réseau social… Le Comité de lutte contre l’esclavage moderne dispose d’un appartement d’urgence, financé par des fonds privés, qui peut accueillir 10 à 12 femmes par an. Insuffisant : « L’an dernier, sur 48 personnes sans hébergement, seulement 12 ont pu trouver une solution en dehors de notre appartement dédié », regrette Mona Chamass.
Au-delà des urgences, l’accompagnement doit tout reprendre à la base. « Il faut se mettre à la place des victimes : elles n’ont pour certaines d’entre elles jamais pris un transport ou ne sont jamais sorties seules », affirme Samia Mogni. Les professionnels et bénévoles du CCEM se retrouvent à assurer un accompagnement multitâche : « Leur apprendre à prendre un bus, formaliser des dossiers de surendettement, assurer les rendez-vous au SIAO pour les demandes d’hébergement, à la banque pour une ouverture de compte… », liste-t-elle. En résumé, « tout ce qui concerne la vie quotidienne. Les ouvertures de droit pour la santé, les besoins primaires pour se nourrir, l’orientation des femmes enceintes ou avec bébés… » Le travail sur le projet professionnel est également important. Selon Mona Chamass, il peut être vecteur de « déculpabilisation » – faire comprendre aux victimes qu’elles ne sont pas responsables de leur situation d’exploitation – ainsi que de « valorisation de soi » et de ses compétences.
Reste que le fait que nombre de victimes soient en situation irrégulière pose le problème de leur suivi. Le risque de retomber dans un cadre de servitude n’est pas négligeable. Ce fut le cas d’Olivia. Après avoir été mise à la porte, elle trouve refuge chez une jeune femme. Mais la famille de cette dernière profite de sa vulnérabilité et l’exploite à son tour. C’est seulement grâce à un couple – chez qui elle faisait des heures de ménage à la place de la jeune femme – que sa situation est signalée au CCEM. Stéphane Fustec, coordinateur national de la branche services à la personne de la CGT, donne l’exemple d’une jeune Philippine exploitée par une riche famille parisienne, pour laquelle la juridiction prud’homale a été saisie. « Même si on gagne, ce sera juste symbolique. Tant qu’elle n’est pas régularisée, elle est exposée. Le boulot, même s’il n’est pas déclaré, c’est la survie… » La jeune Philippine continue aujourd’hui à faire du travail non déclaré, propice aux dérives. Dès lors, le rôle des syndicats consiste à « expliquer qu’il y a des droits en France et que l’on peut se défendre même quand on n’a pas de papiers ».
Au CCEM, financé pour moitié par l’Etat, les ressources manquent cruellement. « L’appui psychologique est très important, or nous n’avons pas de psy au sein du comité ; nous orientons vers des associations », renseigne Samia Mogni. Celles-ci sont parfois submergées ou n’ont pas le budget pour faire appel à des interprètes. La barrière de la langue pose problème alors que l’étape cruciale reste, selon Mona Chamass, « la libération de la parole pour passer du statut de victime à celui de personne à part entière ».
Olivia Odola l’assure : « On sort de là complètement détruit. C’est une lutte très forte pour raconter ce qui est arrivé. Moi ça a mis neuf ans et je n’y suis pas parvenue seule : j’ai eu un suivi psychiatrique, psychologique… » Après un témoignage livré devant toute une assemblée, elle confie : « Encore maintenant, c’est difficile. Je ressens de la gêne, les regards… » Dans la salle, pendant qu’elle parlait, une autre jeune femme « craquait totalement, parce que ça lui rappelait sa propre histoire », raconte Samia Mogni. « C’est compliqué parce que c’est une femme qui ne s’exprime pas forcément bien en français. Mais elle en a énormément sur le cœur ! » Joséphine Magnien, psychologue au pôle « traite » du Bus des femmes, intervenant auprès des personnes prostituées, souligne le « rôle positif des médiatrices communautaires » pour dénouer le dialogue. « Les filles sont soutenues par des pairs pour sortir de la traite. Cela marche très bien auprès des Nigérianes que j’accompagne. » Au Comité de lutte contre l’esclavage moderne, la solidarité entre anciennes esclaves domestiques fonctionne aussi. « Aujourd’hui, je lutte avec le CCEM pour montrer aux autres victimes que l’on peut s’en sortir malgré tout », témoigne Olivia. « On n’oublie pas le passé mais on apprend à vivre avec. »