1940. Mozet, Belgique.
J’ai 5 ans. Je joue près du Tronquoy, le ruisseau tout proche de la maison. J’y jette des petits cailloux et m’émerveille des ronds dans l’eau. Le bonheur, c’est facile quand on a 5 ans.
Et puis, des cris. C’est ma mère qui m’appelle, mais pas comme d’habitude. Il y a de la peur dans sa voix. De la terreur même.
« Florimonde, rentre tout de suite ! Les Allemands arrivent ! »
A la maison, tout est sens dessus dessous. Pendant que papa entasse à la hâte quelques vêtements dans des valises, maman cache nos maigres économies dans la doublure de son manteau. Nous partons à Vindrac, dans le sud de la France, chez les cousins de maman. Nous passons la soirée à préparer notre départ, il ne faut emmener que le strict nécessaire. Je ne dors pas cette nuit-là. Personne ne dort.
Le lendemain, dès l’aube, nous partons. Nous, mais aussi tous nos voisins. C’est le village entier qui fuit. Parce que, face aux Allemands, on ne peut rien faire. Sur la route, c’est une file ininterrompue de charrettes à bras, de vélos, de voitures… C’est l’exode, la fuite vers le sud, vers la France, vers n’importe où du moment que les Allemands n’y sont pas.
Nous marchons longtemps. Nous prenons un train, puis un autre, et nous marchons encore. Nous nous cachons, dans des bois, dans des granges, dans des fossés parfois, pour échapper aux Stukas qui fondent sur nous. Nous croisons des enfants perdus et des chiens affamés, des enfants affamés et des chiens perdus. Et des morts aussi.
974 kilomètres de peur et de désolation.
Et puis, la fin du voyage. La ferme des cousins, la soupe fumante sur la table, le repos, enfin !
La vie reprend. A Vindrac, c’est presque comme à Mozet. Je jette des cailloux du haut du Pont des ânes et regarde les ronds dans l’eau du Cérou. Des collines, un ruisseau… Le bonheur est simple quand on a 5 ans.
Un jour, on nous annonce que nous pouvons rentrer chez nous. Papa et maman en discutent longuement avec les cousins. Ici, on est à l’abri, en zone libre. Papa a trouvé du travail, maman aide à la ferme, je vais à l’école. En Belgique, notre maison a été détruite et nos voisins ne sont pas revenus. Nous restons à Vindrac. La guerre se termine, mon petit frère vient au monde… Notre vie est ici.
Mes parents sont enterrés là-bas, dans ce village qui nous a accueillis. Notre village. Notre pays.
France, 2019. Je lis, effarée, les histoires de ces gens qui fuient leur pays. On nous appelait les « exodiens », on les appelle des « migrants ». Noyés en Méditerranée ou morts de froid dans les Alpes, refoulés aux frontières, traqués, humiliés. Ici, ce ne sont pas les Stukas qui les pourchassent, ce sont des crétins en doudoune bleue, arborant fièrement leur logo « Defend Europe ». Les crétins des Alpes.
Et puis, je découvre, rassurée, Roya l’insoumise. Une vallée qui résiste, des gens qui ouvrent leur porte à des inconnus… Et des enfants qui jettent des cailloux dans une rivière.
L’Histoire n’est pas la même, mais c’est toujours la même histoire. La guerre, l’exil… Des ronds dans l’eau. La vie.