La résilience est un processus complexe et multifactoriel : un individu ne peut être résilient si l’environnement ne s’y prête pas. Or il y a un lien d’interdépendance entre les conditions d’accueil de ces jeunes et les souffrances qu’ils présentent. C’est ce que j’appelle le « paradoxe de l’accueil », entre protection de l’enfance et insécurité administrative. Cela a pour conséquence de générer une forme de résilience paradoxale où, sur des critères externes, les MNA [mineurs non accompagnés] s’adaptent à leur environnement et aux exigences de celui-ci tout en étant maintenus dans un état de détresse psychologique, d’anxiété et de stress majeurs. L’injonction sociale d’adaptation qui leur est faite est contradictoire avec leur état psychologique. Nous observons que cette tension se reporte sur leur équilibre psychosomatique qui défaille. Les plaintes et décompensations somatiques dominent chez ces jeunes. Plusieurs éléments sont à favoriser face à un environnement à la fois protecteur et menaçant, comme l’« auto-efficacité perçue » ou l’empowerment. Cette notion désigne, à partir d’actions concrètes, le sentiment développé par l’individu qu’il lui est possible d’exercer un plus grand contrôle sur sa réalité. Pour y satisfaire, il nous faut identifier l’insécurité informationnelle dans laquelle sont maintenus les MNA.
Cela signifie qu’ils ne possèdent pas les informations suffisantes pour comprendre l’environnement et être sécurisés. La production de la part des professionnels et des administrations de renseignements accessibles est une pratique largement défaillante de nos accompagnements. A partir d’une donnée maîtrisée, le jeune peut se rassurer, sentir sa marge de manœuvre et davantage accorder sa confiance aux adultes. A défaut, il lui est impossible de savoir quoi faire et d’avoir le choix, ce qui contrevient au respect des droits de ces mineurs. Un projet de recherche-action est en cours de finalisation depuis les universités de Grenoble-Alpes et de Savoie-Mont Blanc sur cette question.
Aucune étude scientifique ne nous permet encore de connaître les MNA dans leur devenir. Nous travaillons actuellement à rencontrer des jeunes majeurs afin d’avoir une idée précise, au sortir de la protection de l’enfance, de leur résilience, de leur insertion et des difficultés spécifiques qu’ils perçoivent.
Cette question est difficile car aucune réponse n’est valable pour tous. Très globalement, les travailleurs sociaux font de leur mieux. Toutefois, nombreux sont ceux qui se déclarent en souffrance dans l’accompagnement de ce public. L’inadéquation entre moyens et besoins peut conduire dans certaines villes à des mises à l’hôtel de ces jeunes, ou encore à leur attente dans la rue d’une possibilité de prise en charge, sans oublier l’inquiétude administrative quant à leur statut, qui confine, dans certains cas, à un sentiment de harcèlement procédural et qui impacte directement les travailleurs sociaux les accompagnant dans ces démarches. Les manquements autour de la prise en charge des MNA exposent les professionnels à une forme de mal-être et d’insécurité partagée, particulièrement anxiogène. Il nous faut penser l’implication des professionnels de façon systémique, où ce qui atteint les jeunes les touche aussi de façon parfois très directe et violente. Les travailleurs sociaux éprouvent, me semble-t-il, le double sentiment d’être à la fois acteurs et témoins impuissants. Ils réceptionnent les violences sociojuridiques et se questionnent sur leur rôle et l’utilité de leur mission. Malgré tout, l’accompagnement éducatif et psychologique est apprécié par les jeunes et se révèle largement positif lorsqu’il n’est pas entravé. Les professionnels manifestent une réelle préoccupation de bien faire, de se former et de s’adapter aux besoins de ce public.
Une enquête suédoise auprès de mineurs non accompagnés met l’accent sur la recherche de soutien, et cela sous différentes formes. Premièrement, ils ont une demande de guidance. Face à un environnement nouveau et compliqué, ils ont besoin de retrouver des figures tutélaires de confiance, sur lesquelles ils puissent se reposer comme sur des parents. Cette dimension inclut le soutien informatif déjà évoqué, qui est absolument essentiel à leur sécurisation dans ce nouveau monde. Il y a ensuite un besoin d’encouragements et de valorisation, comme pour n’importe quel adolescent qui se cherche. Cet appui d’estime est lui aussi fondamental à la promotion de ces jeunes dans un parcours de réussite. Les encouragements qu’ils attendent sont porteurs d’une forme de légitimité sociale et de reconnaissance de la place qu’ils pourraient occuper dans la société d’accueil. Enfin, demeure une forte nécessité de protection, à la fois matérielle, procédurale et affective. A chaque étape, et ce depuis l’évaluation de leur statut de mineurs isolés qui leur a permis d’intégrer les services de la protection de l’enfance, ces jeunes discernent bien la fragilité de leur position. La crainte que cette protection ne leur soit retirée est très grande. En cela, les démarches administratives autour de la production d’actes de naissance authentifiés restent anxiogènes car elles sont perçues, et à juste titre, comme une menace. A plusieurs occasions, leur statut peut être remis en cause du fait d’une politique du soupçon très prononcée. Les MNA s’adaptent comme ils le peuvent aux « paradoxes de l’accueil ». Que ce soit dans l’apprentissage du français, à l’école ou dans une filière professionnelle, ils savent qu’ils ne peuvent pas échouer, sous peine de ne pas être régularisés. Ils doivent donner la garantie qu’ils ne seront pas à la charge de la collectivité à 18 ans. C’est pourquoi ils sont orientés vers des métiers sous tension (ils font ce que nous ne voulons pas faire), et non vers des études dans un cursus général. On leur dit souvent : « Tu pourras le faire, mais après. » Il faut d’abord qu’ils soient rapidement employables. Le philosophe Jacques Derrida proposait le néologisme d’« hostipitalité » pour désigner les mouvements contradictoires qui entourent la présence de migrants dans la société. En effet, étymologiquement, les termes « hospitalité » et « hostilité » partagent la même racine. C’est à nous de décider où nous voulons nous positionner.
Il nous faut les sortir de l’incertitude et leur donner une autre perspective que d’être toujours « en trop » là où ils sont. Voulons-nous qu’ils restent en position de dépendance ? La création, dès la minorité, d’un soutien social diversifié est à favoriser. L’école participe pleinement de ce mouvement qui permet de répondre au désir de vivre une vie « normale » à laquelle ils aspirent. La mobilisation des « familles citoyennes » est aussi un maillage important au sein de la société, qui permet aux jeunes sortant de la protection de l’enfance de continuer de bénéficier d’un portage de la part des adultes. A défaut, les phénomènes d’isolement ou de repli identitaire sont à anticiper. Chacun doit pouvoir trouver refuge et aide dans un « chez soi ». Lorsque l’on se perçoit socialement exclu, le risque est que d’autres sociabilités prennent le relais. La société doit également être critique sur ce lieu commun qui identifie la présence de ce public à un problème insoluble et croissant que nous ne pouvons que subir. Tout en étant fausse, cette croyance produit dans le réel des effets redoutables. Pourquoi ces jeunes ne représenteraient-ils pas une opportunité pour notre société vieillissante ? Leur désir d’affiliation à notre égard est très grand. Tous les efforts qu’ils déploient en sont la preuve. Après les avoir accompagnés, scolarisés et formés, il nous reste à leur reconnaître le droit d’accéder aux mêmes droits que nous. C’est à cette condition qu’ils contribueront au bien commun. Le choix politique d’inclure – ou non – ces jeunes à la société est déterminant.
Organisé à Chambéry les 4 et 5 avril, le colloque international de psychologie clinique interculturelle avait, entre autres objectifs, de faire le point sur la vulnérabilité psychologique des mineurs non accompagnés. En étant exposés à des traumatismes avant leur départ, pendant leur parcours migratoire et à leur arrivée dans le pays d’accueil, les MNA sont d’autant plus susceptibles de développer un problème de santé mentale qu’ils sont à un âge de développement – l’adolescence – où l’identité se forme et où les assises narcissiques peuvent être fragilisées.