Imaginez un théâtre d’ombres, avec en coulisses un animateur qui tire les fils de la marionnette. Il s’exprime, mais le fait toujours à travers sa créature. Il lui dicte les moindres mouvements, mais jamais ne s’expose. C’est, en quelque sorte, le travail qu’ont mené six résidents de l’Ehpad Les Eglantines, à Frossay (Loire-Atlantique), dans le cadre de Rob’Zheimer, le programme de l’association Robots !. De janvier à juillet 2018, ces personnes âgées de 60 à 85 ans, toutes atteintes d’Alzheimer ou de maladies apparentées, ont préparé un spectacle avec, pour seuls acteurs, non pas des marionnettes, mais des robots dont ils ont programmé les mots et les gestes. Une manière de favoriser leur capacité de communication sans les exposer. Et de réduire ainsi les symptômes de la maladie que sont l’angoisse et la perte de mémoire. « La plupart des accompagnements thérapeutiques visent à programmer un robot “compagnon” pour le doter d’une personnalité et proposer un interlocuteur mécanique à des personnes passives, explique Sophie Sakka, chercheuse à l’école d’ingénieurs Centrale Nantes et fondatrice de l’association Robots !. Ici, le robot ne remplace pas l’humain. Il est une prothèse en communication, un outil de médiation qui va permettre de reprendre contact avec le monde. »
Dans le cadre de cette expérimentation menée en partenariat avec Centrale Nantes, l’association a mis en place un protocole rigoureux autour de 20 séances d’une heure, clôturées par un spectacle. Y ont participé trois hommes et trois femmes atteintes de la maladie d’Alzheimer, encadrés par trois accompagnants de l’Ehpad et de l’association. « Une semaine sur deux, on alternait une séance de mise en confiance avec des jeux qui permettent de s’exprimer en paroles, en chansons, de lire une histoire adaptée à notre travail, avec une séance robotique », explique Marie-Christine Tillaut, infirmière aux Eglantines, qui a sollicité la chercheuse après l’avoir rencontrée à l’occasion d’un colloque sur le sujet. Lors des séances, les résidents ont été invités à programmer la machine. En binôme, avec un robot et un ordinateur, ils ont dicté ses gestes et enregistré, avec leur voix, des extraits d’Une Histoire à quatre voix, de l’auteur jeunesse Anthony Browne.
Une règle d’or : créer une atmosphère de confiance avec deux salles identiques mais différenciées pour les sessions robotiques et non robotiques. « Des rituels ont été établis [l’écoute d’une musique spécifique, un temps de reconnaissance entre participants, Ndlr] pour les sécuriser et diminuer le sentiment d’anxiété qu’ils éprouvent face à des situations peu familières, explique Marie-Christine Tillaut. Au fur et à mesure, le robot est devenu familier pour les résidents, qui le voyaient comme une personne et étaient contents de le retrouver. » Au préalable, l’établissement a pris soin de mettre en place un comité d’éthique réunissant un membre du conseil d’administration, un représentant des familles et une résidente pour réfléchir aux garde-fous que devait comporter une telle expérimentation. « Comment choisit-on les participants, quelles sont leurs libertés, qui encadre le dispositif ? On a sélectionné des personnes qui avaient encore une compréhension a minima de ce qu’on allait leur demander », détaille Marie-Christine Tillaut.
Dans l’accompagnement thérapeutique, trois niveaux de communication ont été identifiés : d’abord, une communication individuelle entre le résident et l’accompagnant, qui va construire avec lui une histoire pendant la séance ; ensuite, une communication de groupe, où chaque binôme montre son travail et gagne la reconnaissance des autres, en s’identifiant notamment aux applaudissements ; une communication sociale, enfin, lorsque le public du spectacle applaudit. « Quand ils découvrent le spectacle dans sa globalité, que le public applaudit, il y a comme une intronisation sociale. La thérapie, c’est ça », explique Sophie Sakka. Et de préciser que les six participants se sont regroupés à l’issue du spectacle pour boire un verre ensemble, alors que leurs familles étaient présentes.
Globalement, une confiance s’est instaurée entre les résidents et les accompagnants. « On a vécu des moments assez rigolos, notamment pendant les temps d’expression libre. Certains ont pu exprimer des sentiments qu’ils n’auraient jamais dits sans le robot, des conversations qui ont fait évoluer la relation entre eux », note la chercheuse. Les séances, qui étaient toutes filmées à des fins d’analyse, ont permis de constater un apaisement des angoisses des résidents. Et donc une meilleure mémorisation ainsi qu’une moindre maladresse de ces personnes. Mais Sophie Sakka nuance : « On n’a pas réussi à démontrer que le robot était essentiel pour parvenir à ce résultat. » Ce que confirme l’Ehpad. « On a créé un lien avec les participants qui leur a permis de lâcher prise pendant les expériences. Mais les séances non robotiques étaient aussi bénéfiques », observe Marie-Christine Tillaut, qui estime que le public choisi n’a peut-être pas permis de tirer le meilleur bénéfice de l’expérience. « Des personnes moins avancées dans la maladie auraient sans doute permis d’obtenir de meilleurs résultats. » L’infirmière de l’Ehpad en veut pour preuve l’évolution d’une des personnes atteintes du syndrome de Korsakoff : « Il était en très grande difficulté quand on lui demandait de s’exprimer oralement. Depuis, il tend moins à devenir grabataire, l’estime de lui-même ayant probablement participé à cette évolution. Et globalement, l’impact du programme paraît plus positif chez les trois personnes atteintes de maladies apparentées à Alzheimer que chez les trois autres. »
Au regard des contraintes de temps qu’a exigé l’expérimentation ainsi que des résultats nuancés, l’Ehpad n’a pas souhaité poursuivre l’expérimentation. Pour mieux comprendre l’apport du robot, l’association la réitérera avec un autre Ehpad, lui aussi à but non lucratif, et situé à Nantes pour faciliter les déplacements. « On fera deux groupes de six, l’un utilisera un robot, l’autre une marionnette humanoïde pour pouvoir comparer l’apport du robot », explique Sophie Sakka. Une fois l’expérimentation validée, l’association envisage de diffuser la méthode grâce à un manuel de l’utilisateur. Pour que chacun puisse s’approprier librement le programme.
ROB’AUTISME, UN PROGRAMME VALIDÉ. Créée en 2014 pour diffuser au grand public des connaissances sur les robots, l’association Robots ! s’est d’emblée inscrite dans des projets de recherche auprès de populations en difficulté. Son premier projet de médiation robotique s’adressait aux jeunes autistes. En cinq ans, Rob’Autisme a accompagné 36 personnes. Le programme a validé son approche thérapeutique en montrant combien l’utilisation du robot diminuait l’angoisse des participants et améliorait leurs capacités de concentration et de communication. « Les enfants développent une affinité cognitive avec le robot, qui devient un médiateur entre eux et le monde extérieur », explique Sophie Sakka. La chercheuse constate un impact positif pour 100 % des participants. Rob’Autisme a été mené en partenariat avec l’école Centrale, le centre psychothérapique du CHU de Nantes et Stereolux, structure nantaise dédiée aux musiques actuelles. Il est aujourd’hui en partie financé par le soutien d’entreprises locales qui parrainent, de manière anonyme, les participants.