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Quand les SDF se prennent en main

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A Toulouse, le Groupe amitié fraternité (GAF), créé par un frère franciscain et animé principalement par des personnes à la rue, met en place des réponses concrètes à la problématique de l’errance : accueil de jour, repas, hébergement adapté… Une expérience inédite de reconquête de l’estime de soi, de socialisation et de réinsertion.

L’ACCUEIL DE JOUR DU GROUPE AMITIÉ FRATERNITÉ (GAF) se situe près du centre-ville de Toulouse, à quinze minutes à pied seulement de la place du Capitole. Une aubaine pour les personnes à la rue qui y sont accueillies et peuvent s’y rendre facilement. Le bâtiment est vaste, environ 800 m2. Une surface inespérée, qui fait fermer les yeux sur l’état de vétusté de cette ancienne usine. Chaque jour, y compris le dimanche en hiver, les plus démunis peuvent venir se poser, manger, participer à un atelier, voire l’animer, faire du sport ou juste ne rien faire. Ceux qui marchent toute la nuit, surtout quand il fait froid, ont la possibilité de dormir la journée sur les canapés et les fauteuils de la pièce à vivre. « On ne sollicite personne, explique Valérie Gonzalez, éducatrice spécialisée et référente de l’accueil de jour. Il faut que ce lieu reste un espace convivial où l’on se met à l’abri, à l’écart, au chaud. En revanche, nous devons être à l’écoute, dès qu’une demande survient il faut pouvoir y répondre. Avec une particularité : ici, on ne fait pas à la place des gens. On met tout en œuvre pour favoriser les conditions de réalisation de leur projet ou de leurs besoins, on les accompagne, mais ce sont eux qui se bougent ! » Outre l’accueil de jour, l’association dispose de cinq maisons dont deux communautaires, où les personnes ont leur chambre et partagent les espaces communs, et trois maisons-relais divisées en appartements avec une grande pièce à vivre – parmi lesquelles la pension de famille Saint-Martin, qui accueille des personnes sans domicile fixe (SDF) âgées et désocialisées. Le GAF dispose également d’un terrain pour les caravanes et les camions avec sanitaires et cuisine, d’un village de tentes avec des espaces communs en dur pour ceux qui ne se sentent pas encore prêts à vivre dans des logements, et d’un jardin bio d’un demi-hectare. Enfin, ce mois-ci, l’association ouvre une boutique pour vendre ses fruits, ses légumes ainsi que les objets produits ou réparés dans les ateliers, notamment en menuiserie.

Une longue histoire

Assis sur un fauteuil près de la cheminée, Jean-Louis Galaup, frère franciscain, nous reçoit au siège de la Fraternité franciscaine, à Toulouse. C’est là qu’ont été imaginés, en octobre 2007, les premiers « cercles de silence » dénonçant les conditions de rétention des sans-papiers. Il pourrait, comme les cinq autres frères de la communauté, habiter dans cette bâtisse confortable, mais il préfère vivre parmi les plus pauvres, dans une des maisons communautaires du GAF, association dont il est à l’origine. « C’était en 1989, se souvient-il, j’étais bénévole au Secours catholique toulousain quand nous avons été submergés par l’arrivée de personnes à la rue. Le phénomène était nouveau. » L’accueil, une petite pièce dans laquelle patientaient les familles avant d’être reçues dans les bureaux de l’association, était juste équipé d’un distributeur à café et n’était pas adapté pour recevoir ces personnes à la rue. Il a alors été décidé de leur ouvrir les locaux deux après-midi par semaine. Jean-Louis Galaup s’est porté volontaire pour les accueillir – « uniquement parce que je venais de rencontrer cinq jeunes SDF qui m’avaient dit être partants si un jour je faisais quelque chose pour eux ». Après les avoir rencontrés, une évidence s’est imposée : « Ce n’est pas parce qu’ils étaient à la rue qu’ils n’avaient pas de projet. »

Pour faciliter les échanges, ils auraient aimé s’asseoir autour d’une table. « Nous leur avons dit : “Vous voulez une table ? Débrouillez-vous pour en avoir une”, raconte Jean-Louis Galaup. Nous étions juste là pour les aider à avancer. » Ce principe constitue la marque de fabrique du GAF. « Ils ont bricolé une table avec ce qu’ils ont trouvé, ajoute-t-il, et nous avons pu nous réunir tous les soirs. » Un des jeunes voulait dessiner, mais il n’avait rien pour le faire, et surtout pas d’endroit. Le Secours catholique a mis à sa disposition une petite pièce contiguë à l’accueil, à la condition qu’il anime un atelier pour des personnes à la rue qui seraient intéressées par le dessin. Plus tard, un autre jeune s’est proposé pour un atelier sculpture, la cave était encore disponible. Face à la multiplication des activités et au manque d’espace, l’équipe a alors déménagé dans un bâtiment plus spacieux et a décidé dans la foulée de se rebaptiser Groupe amitié fraternité.

On était au début des années 1990, de nombreuses personnes vivaient dans des squats… Jusqu’au jour où la mairie, qui avait préempté ces maisons, les détruise pour construire une digue. Confronté à toutes ces personnes à la rue, le GAF a alors créé une commission « logement » et réquisitionné une maison inoccupée dans le centre-ville. Quand la mairie a voulu les en expulser, les habitants du quartier s’y sont opposés. Surprise par ce soutien, et après de longues négociations, la municipalité a proposé une grande maison en périphérie, impasse Naubalette, pour que soit tentée une expérience de vie partagée. Actuellement, 14 personnes habitent dans cette maison communautaire. S’il est compliqué d’y arriver par les transports en commun, le cadre, en revanche, est magnifique.

En ce matin d’hiver, dans la cuisine, les chiens s’étirent au soleil et les habitants viennent à tour de rôle remplir leur bol de café, s’installent autour de la table, partagent leurs expériences et leurs souvenirs. « Nous ne faisons pas de liste d’attente, quand une place se libère dans la maison, on en discute entre nous. Nous choisissons celui qui est dehors, sans aucune solution », explique Christian Bonadé, salarié du GAF et ancien SDF. Pour être admis, il faut un projet de vie : ce peut-être un travail, une formation, un logement, voire retourner à la rue. Ce qu’a fait Lucky. Après avoir été aidé par l’association pour s’équiper d’une tente et d’un panneau photovoltaïque, il s’est installé sur les hauteurs de Toulouse. Yvan, longue barbe et œil malicieux, est le plus ancien. Il vit à Naubalette depuis 1999 mais n’a jamais voulu s’installer dans la maison. Il préfère vivre dans un mobile home dans le jardin et se nourrir de poireaux sauvages ou de ce qu’il trouve ou récupère. « Je me débrouille, je me nourris quand j’ai faim, tous les deux ou trois jours. Je ne mange à la maison communautaire que trois ou quatre fois par an, pour Noël et à l’occasion d’autres fêtes », insiste-t-il. Pourtant, il pourrait y dîner tous les soirs s’il le voulait. Les résidents préparent le repas à tour de rôle et s’acquittent chaque mois d’une somme variant entre 85 et 125 € couverte par les aides personnalisées au logement.

Un accompagnement particulier

A de rares reprises, des femmes ont séjourné à la maison de Naubalette. « On veillait qu’elles soient en couple, précise Jean-Louis Galaup, et qu’elles sachent mettre de la distance. » Quand un nouveau locataire arrive, il rencontre Vincent Batsère, le psychologue, une première fois au bout de huit jours pour évaluer son projet de vie, puis un mois après. Les résidents sont également invités à donner leur avis sur ce nouveau venu. Dans ces structures qui se voulaient entièrement autogérées, la présence du psychologue comme des éducatrices est rapidement apparue comme une nécessité. « Nous nous sommes vite rendu compte que nous avions besoin de l’aide de professionnels et de bénévoles », constate le père franciscain. Ce sont, par exemple, deux bénévoles qui animent la cellule « projet » à l’échelle de l’association.

Titulaire d’un DESS interculturel à dominante clinique, Vincent Batsère intervient tous les vendredis matin : « Je me charge de l’accompagnement médico-social, mais les experts, ce sont les personnes qui vivent ici, pas moi. Je leur donne juste un cadre, je leur propose une lecture. Je n’ai pas d’autre objectif que de les accompagner dans leur projet de vie. C’est une prise en charge très particulière. » Lui a connu le GAF en 1995, quand, en tant qu’objecteur de conscience, il préparait un mémoire sur la culture des gens de la rue. Il s’est interrogé sur leur identité et les pseudos qu’ils se choisissent. « Mon hypothèse, dit-il, c’est que tout le monde ne peut pas accéder au mode de vie à la rue. Il faut être courageux. La rue, c’est une nouvelle vie, donc une nouvelle identité. Ils se créent un personnage et inventent des noms. Peut-être aussi pour se cacher. » A Naubalette, il y a de nombreuses réunions auxquelles participent les résidents. « On les aide à parler, on leur apprend à se positionner, cela leur permet de prendre confiance en eux. Mon accompagnement est à la fois individuel et collectif », souligne le psychologue. Quand il y a un conflit ou des tensions, il organise des rencontres pour que chacun puisse s’exprimer, parler de sa place de la manière la moins agressive possible. Les principes de la non-violence active – traiter comme on aimerait être traité, ne pas attendre les résultats de ses actes mais les faire simplement parce qu’on les estime justes – sont enseignés au sein du GAF. « Nous les pratiquons également dans les manifestations, affirme Jean-Louis Galaup, c’est notre côté militant. » Il décrit les techniques de résistance passive face à la police, comme s’accrocher les uns aux autres ou faire le poids mort quand les forces de l’ordre arrivent à en décrocher un.

La vie dans la maison communautaire est articulée autour d’un dîner chaque soir, d’une réunion le lundi, du ménage le vendredi et d’activités liées à la maison le mercredi, comme la fabrication de l’abri pour l’âne, le jardinage ou les travaux d’entretien : « On s’appuie sur les compétences de chacun », précise Vincent Batsère. Consommer un produit ne pose pas de problème, sauf si cela a un impact pour la communauté. Toutefois, cette vie collective n’est pas adaptée aux personnes devenues trop asociales après de longues années d’errance. « On a fait le constat qu’il n’y avait pas vraiment de lieux adaptés pour les héberger. Nous avons donc créé une maison-relais pour les personnes qui ont vécu dix ou vingt ans à la rue », prévient le professionnel. Elles y ont chacune un petit studio et se retrouvent dans une grande pièce à vivre si elles le souhaitent. Dans ce lieu, deux éducatrices se relaient : « Leur présence est indispensable », souligne celui qui intervient parfois aussi sur le terrain Saint-Martin, où huit personnes vivent dans des camions ou des caravanes.

Sam, un ancien accueilli, en est le référent, il est salarié du GAF et assure le bon fonctionnement de la structure. Ici aussi, les personnes sont acceptées si elles ont un désir. Le village de tentes, qui était en maturation depuis sept ans, vient de recevoir ses trois premiers résidents début janvier. Il aura fallu un projet d’arrêté anticamping de la mairie pour précipiter les choses. Pour que celle-ci renonce à un tel projet, 17 personnes ont dû faire une grève de la faim pendant trois semaines. Dans la foulée, la mairie a aménagé un terrain pour réceptionner huit tentes, avec des sanitaires, une cuisine et une pièce à vivre. Il est destiné aux personnes usées par la rue et incapables de vivre dans un logement. Une expérimentation qui doit durer six mois et pour laquelle le GAF a perçu 25 000 €, notamment afin de financer le salaire d’encadrants. Toutes les personnes peuvent se rendre à l’accueil de jour. Par principe, tout est payant : il faut s’acquitter de 7 € par mois par atelier et d’une assurance de 4 € pour l’année, le café coûte 0,20 €, le petit déjeuner 0,30 € et le repas 1 €. Ajouté à la vente des fruits et légumes du jardin et à différentes subventions, cela permet au GAF de subvenir à ses besoins.

L’atelier de jour propose des repas partagés tous les lundis, mercredis et vendredis, et des sandwiches ou un bol de soupe le reste de la semaine. Le petit déjeuner est distribué tous les matins. C’est Yann, salarié en insertion, qui assure la nourriture. « Je lui donne 30 € par semaine en plus des grandes courses », confie Valérie Gonzalez. L’épicerie solidaire Entracte, le Secours catholique et une grande surface offrent aussi des produits. En moyenne, 25 personnes mangent chaque jour en deux services autour de la table de la salle à manger. Chacun apporte sa contribution : mettre la table, faire la vaisselle ou nettoyer.

En fonction de leurs compétences, les personnes accueillies peuvent aussi monter des projets et animer des ateliers. A l’instar de Bouréma Traoré, coach sportif, et de Stéphane, responsable de l’atelier menuiserie. Totalement autonome, ce dernier gère lui-même ses devis et sa caisse. Après une période de test de six mois pour observer leur sens des responsabilités et leur capacité à respecter les engagements et les horaires, les personnes d’abord bénévoles peuvent devenir porteurs de projet. Un statut qui donne droit à assister aux réunions d’équipe et qui ouvre la voie au chantier d’insertion. Le GAF a reçu un agrément pour dix contrats d’insertion à durée déterminée.

Favoriser l’autonomie

Le parcours de Christian Bonadé en est la parfaite illustration. Serrurier-soudeur de formation, il traverse une période difficile et se retrouve à la rue pendant dix ans. De passage à Toulouse, il découvre le GAF où, par chance, une place se libérait à la maison communautaire. Il devient bénévole au jardin, suit un parcours « atelier et chantier d’insertion » (ACI) au sein de l’association, où il se forme à l’animation et effectue une évaluation en milieu de travail (EMT) chez un exploitant maraîcher. En 2013, il devient animateur en CDI du jardin du GAF. « L’an dernier, j’ai passé un diplôme pour être encadrant technique au titre de l’insertion, indique-t-il. En plus du jardin, je fais tourner la maison de Naubalette, je répartis les tâches et je m’occupe des animaux. Nous avons une vingtaine de poules, des canards, des ânes et un mouton. »

Polyvalent, Jean n’a pas vraiment de spécialité. Il est en contrat d’insertion depuis juin dernier à la cuisine de l’accueil de jour. Il s’occupe aussi du jardinage, donne des cours de guitare ou de ping-pong. Plus tard, il aimerait intégrer un refuge pour animaux et cherche un stage. A 36 ans, après un parcours chaotique qui s’est conclu par un accident de scooter et une prothèse de la jambe, il s’est découvert un goût pour le social, l’envie de créer du lien. Tout comme Didier, ancien artisan, qui reprend goût à la vie après une période très compliquée. Au GAF, où il est en chantier d’insertion comme médiateur social et culturel, il organise pour les personnes accueillies des sorties au musée et au cinéma, avec des places qu’il récupère. « Je les ai emmenées voir Mon père, une histoire de transmission entre père et fils. Ils ont été secoués, glisse-t-il. Beaucoup ont des histoires compliquées avec leur famille, ce n’était peut être pas une bonne idée. »

A côté de l’accueil de jour, il y a un petit jardin public que les personnes à la rue investissent, avec un niveau sonore qui tranche dans ce quartier résidentiel. Les voisins se plaignent parfois… Pour faire accepter cette population un peu différente, le GAF organise des portes ouvertes. « Nous rendons même service aux voisins, ajoute Stéphane en souriant. Nous allons bientôt refaire la porte d’entrée de la voisine. »

Une action initiée il y a vingt-sept ans

En 1992, alors que le Samu social n’existait pas encore, des membres du GAF arpentaient les rues de Toulouse à la rencontre des personnes vivant à la rue. Leur état de santé était tellement inquiétant que le GAF s’est rapproché de Médecins du monde pour former une équipe de rue plus efficace. Leur action sera renforcée en 1999 par l’équipe mobile sociale et de santé (EMSS) mise en place par le centre hospitalier universitaire de Toulouse. Le GAF poursuit ses maraudes encore aujourd’hui.

Reportage

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