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“Entendre la singularité”

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Depuis mai 2017, l’association L’Epingle fédère des groupes de parole pour les professionnels de la relation d’aide. Un espace qui, dans un contexte de standardisation de leur travail, fait du bien aux travailleurs sociaux et vise la reconquête de leur autonomie.

DANS UN APPARTEMENT STRASBOURGEOIS PRÊTÉ PAR LE SERVICE D’INVESTIGATION ÉDUCATIVE (SIE), une dizaine de travailleurs sociaux de quatre institutions d’éducation en milieu ouvert se retrouvent un mardi midi par mois pour réfléchir sur leurs pratiques. Aujourd’hui, une éducatrice propose d’aborder la question de la parole écrite. Dans leur milieu professionnel, les magistrats attendent d’eux des rapports les plus complets et détaillés possible. Si leur mission est d’aider les juges à la compréhension des situations, faut-il tout dire ? A l’heure de la transparence, les concernés ou leurs familles peuvent aussi lire ces écrits. La parole de l’éducateur dans ces rapports a donc deux destinations. Ce qui implique de se méfier du mésusage de l’écrit : « Le vocabulaire professionnel peut aussi trouver une signification triviale, prévient le psychanalyste Paul Masotta, coanimateur du groupe. Dans les formules toutes faites, il y a toute la puissance du préjugé. » Pour poursuivre cette réflexion, une éducatrice suggère la lecture du texte Le narrateur, de Walter Benjamin.

Pendant vingt-sept ans, Paul Masotta a enseigné à l’Ecole supérieure en travail éducatif et social de Strasbourg (Estes). En mai 2017, avec d’anciens étudiants, il a créé l’association L’Epingle « pour soutenir les professionnels dans le fait qu’ils ne doivent pas renoncer à essayer d’entendre la singularité ». L’idée avait germé un an plus tôt, à l’occasion de sa dernière leçon avant son départ en retraite. « En guise d’au revoir, mes étudiants m’ont adressé plusieurs questions, que j’ai interprétées comme un besoin », se souvient-il. Les fondateurs de L’Epingle ont nommé l’association en référence à un aria des Noces de Figaro de Mozart : en chantant un air mélancolique et anxieux, Barberine cherche dans l’obscurité l’épingle qu’elle a perdue… Cet air a été repris dans le film Kaos, de Paolo et Vittorio Taviani (1984), que Paul Masotta aimait montrer à ses élèves. Le clin d’œil résume à lui seul tout l’objet de L’Epingle : la recherche. Psychologue clinicien de formation, Paul Masotta n’a jamais eu peur des chemins de traverse. Déjà, au début de sa carrière au lycée français de Berlin, le conseiller d’orientation psychologue d’alors appréciait faire cours à la place du professeur de philosophie et avait initié un groupe de soutien pour les enseignants. C’est ensuite dans l’aide sociale à l’enfance qu’il a forgé son intérêt pour le travail social et ses enjeux : « J’y ai fait le constat que nous n’étions pas suffisamment armés pour aider ces enfants et qu’il fallait que nous nous enseignions mutuellement. »

Nous instruire mutuellement

L’Epingle réunit pour l’heure une quarantaine de personnes qui fréquentent trois groupes mensuels à Strasbourg. D’autres sont en germe en Alsace et à Marseille, où une ancienne élève est partie comme assistante sociale. Un samedi par mois, le groupe « matriciel » est accueilli dans les locaux strasbourgeois de l’association de prévention en milieu ouvert Jeunes équipes d’éducation populaire (Jeep). Un autre rassemble des professionnels du milieu du handicap au foyer strasbourgeois d’hébergement et de service pour handicapés Le Buisson ardent. Les groupes sont indépendants et fondés à l’initiative de travailleurs eux-mêmes.

Les réunions de L’Epingle ne sont pas de simples groupes d’analyse des pratiques comme les travailleurs sociaux les connaissent dans leurs institutions. « Nos groupes ne visent pas à élaborer le rapport de l’éducateur à une situation particulière en sortant plus éclairé sur celle-ci, explique Paul Masotta. Nous cherchons à nous instruire mutuellement de nos impasses et à comprendre les motifs structurels de ces empêchements. L’objectif est de mettre à l’étude les conditions dans lesquelles une reconquête de l’autonomie dans la pratique est possible. »

Le travail de L’Epingle part de la conviction que la relation est le ressort essentiel et vivant de la pratique des travailleurs sociaux, et que c’est d’abord cette relation qu’il faut penser. « Aujourd’hui, on laisse en friche cette dimension relationnelle essentielle à la construction même de la pratique. On revient à une forme de positivisme et d’objectivation de l’autre. La fameuse objectivité recherchée dans le travail social est une sacrée impasse quand elle se prive du singulier », regrette le psychanalyste. L’Epingle s’inscrit en faux par rapport à cette conception et soutient que ce qu’il y a de commun à tout le secteur éducatif et social est la quête d’émancipation et d’autonomie des référés, « qui s’oppose à celle de l’obéissance, de la production du même et d’une logique des places ». Pour Paul Masotta, cela est vrai pour un enfant en maison d’enfants à caractère social, pour un adulte toxicomane, pour un centre d’hébergement et de réinsertion sociale qui vise à sortir quelqu’un de la fatalité… « Et pour pouvoir produire cela, il faut que les travailleurs sociaux soient eux-mêmes autonomes. Quand il est question de l’aide dans sa propre vie, n’avoir personne en face, c’est un risque considérable. La relation implique la proximité, l’engagement, l’accueil de la parole. Mais selon un principe d’objectivité, la relation est dévaluée. Le travailleur social ne peut plus l’orienter et la subit, retranché derrière des procédures. »

Essayer malgré tout

Alors peut-on exiger des travailleurs sociaux une attention à la parole des autres quand ces professionnels eux-mêmes sont maltraités ? « C’est justement pour ces professionnels que l’on fait tout ça », défend Paul Masotta. Le psychanalyste convoque le philosophe Paul Ricœur et son idée anticynique du « malgré tout ». Un texte en une langue est intraduisible dans une autre, mais, malgré tout, il faut essayer de le déchiffrer. « Malgré tous les empêchements dans le secteur social qui se transposent en injonctions et en procéduralisations restreignant l’espace du professionnel pour s’intéresser à la relation, il nous faut essayer », résume-t-il.

En février dernier, le premier forum de L’Epingle a rassemblé 85 personnes à Strasbourg sur le thème de l’hospitalité langagière. Un éducateur spécialisé qui a rejoint l’association depuis confie avoir ressenti dans cet espace de réflexion « l’impression d’être chez soi ». « Cela ouvre une belle promesse de trouver quelque chose qui s’est perdu », estime Nicole Birry, psychologue et secrétaire de L’Epingle. Depuis un an et demi, on voit combien les gens retrouvent un souffle parce qu’il y a un espace où ils sont écoutés dans leur singularité. »

Si L’Epingle a émergé du secteur social, l’association entend s’adresser aussi aux professionnels de la relation d’aide des secteurs de la santé et de l’éducation. Pour l’heure, elle ne compte pas d’enseignants dans son public, mais déjà des médecins, des psychologues et des orthophonistes.

Lieu de débats

et de recherches sur les pratiques éducatives, sanitaires et sociales, L’Epingle invite les praticiens de la relation à réfléchir sur les questions auxquelles ils sont confrontés dans l’exercice de leur métier.

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