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Les mots interdits

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« Nous étions six quand nous avons quitté mon pays… » Elina vient de chuchoter ces mots, et son murmure a fait autant de bruit qu’une bombe qui aurait explosé sous la fenêtre.

Dans cette famille qui vit à l’hôtel depuis déjà plusieurs années, ils sont quatre : la mère et les trois enfants. Il manque deux personnes. Qui ? Pourquoi ? Comment ? Je ne sais pas. Ils sont restés quelque part sur la route, entre là-bas et ici.

Mais elle, Elina, elle vit. Avec sa mère, son frère et sa sœur. Sans son père. Et sans eux. Sans ces deux qui sont partis mais qui ne sont jamais arrivés. C’est la première fois qu’elle m’en parle. Elle évoque rarement sa vie d’avant. Peut-être parce qu’elle a déjà trop parlé. Parler, c’est dangereux, sa famille en a payé le prix.

Pourtant, son père n’a pas parlé quand les soldats sont venus le chercher.

Sa mère n’a pas pleuré quand elle a compris qu’il fallait cesser de l’attendre.

Son père n’est jamais revenu. Sa mère n’a plus jamais souri.

Après ça, il y a eu la fuite. Le camion. Se cacher. Payer pour passer. Parfois avec de l’argent. « Parfois avec autre chose », m’a-t-elle un jour murmuré dans un souffle. La faim, parfois. Le froid, souvent. La peur, tout le temps. Et puis l’Europe, enfin ! Le dédale de pays. La méfiance des uns et le rejet des autres. La France. La rue, le centre d’hébergement, l’hôtel… non, les hôtels. Elle croyait que le pire était passé, Elina, mais ça a continué.

Ici, il faut encore parler, raconter, témoigner. Prouver qu’on est victime et non bourreau. Convaincre. Parce que sinon, ce sera le retour à l’envoyeur, la marche forcée dans l’autre sens. Et ça, non, c’est impossible. Parce que là-bas, ils sont toujours là, ceux qui ont tué son père, ceux qui ont… Silence.

Les silences d’Elina, je m’y suis habitué. Ils durent parfois quelques minutes, parfois quelques jours. Ils arrivent sans crier gare, brusquement, après un geste, un bruit… ou un simple mot. Je sais qu’il y a des mots que je ne dois pas prononcer. Des mots que je crois anodins, inoffensifs, mais qui ont un pouvoir terrible. Des mots interdits.

« Tu dis trop de mots, Floyd ! », me dit Elina. Elle n’en dit pas assez. Elle a essayé de les dire, pourtant, ces mots défendus. Elle a vu quelqu’un, une première fois. Une dame gentille, qui savait écouter et qui connaissait les mots de sa langue. Mais elle, Elina, ne savait pas parler. Elle voulait raconter une histoire, et c’est une autre qui venait. Et puis, parfois, juste des images. Des images sans mots, parce que même dans sa langue c’était trop horrible pour être prononcé. Alors elle se taisait.

Et puis elle a déménagé, et elle a vu quelqu’un d’autre. Il a fallu répéter, redire les mots. Et ainsi de suite. D’une errance à l’autre, d’un écoutant à un autre, les mots venaient et repartaient. Ils mouraient au bord de ses lèvres ou jaillissaient en flots sans tarir. Mais les images, elles, restaient. Maintenant, elle ne raconte plus rien à personne. Les mots ont envahi son esprit. Les mots de son pays, ceux de l’exil, ceux d’ici… Trop de mots.

Alors elle se tait, et j’écoute son silence.

La minute de Flo

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