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Une reconnaissance des traumatismes encore balbutiante

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Alors que les parcours suivis par les personnes migrantes s’allongent et deviennent de plus en plus violents, la question de la souffrance psychique se fait plus aiguë. Mais les obstacles à la reconnaissance des troubles psychiques sont pléthore.

INSOMNIE, DÉPRESSION, PERTE DE MÉMOIRE, DISSOCIATION, CAUCHEMARS, DOULEURS CHRONIQUES… Les conséquences des violences subies par les personnes migrantes dans leur pays d’origine, sur le trajet ou même en France sont nombreuses. Selon une étude réalisée par le Comité pour la santé des exilés (Comede) – publiée en février 2017 dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire –, la prévalence des troubles psychiques s’élève à 16,6 % parmi la population accueillie dans son centre de santé du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne). Entre 2012 et 2016, parmi les personnes reçues, 62 % ont déclaré des antécédents de violence, 14 % des antécédents de torture et 13 % des violences liées au genre et à l’orientation sexuelle. Parmi les troubles psychiques relevés, il s’agit en majorité de syndromes psychotraumatiques (60 %) et de traumas complexes (8 %). Plus d’un quart des patients (27 %) ont présenté des idées suicidaires et 7 % d’entre eux se sont trouvés au moins une fois en situation d’urgence psychiatrique.

Et la politique de contrôle des flux migratoires à l’œuvre dans de nombreux pays européens n’y serait pas étrangère. Si le taux d’accord des demandes de protection en première instance a légèrement augmenté en France ces dernières années, il est toujours parmi les plus faibles d’Europe (26 % en 2018, contre 36 % en Italie et 50 % en Allemagne). En résultent un stress et une insécurité qui ne sont pas sans impact sur la santé psychique des demandeurs d’asile. « La position de demande dans laquelle tombe le sujet est délétère psychiquement, explique Elise Pestre, psychologue clinicienne, psychanalyste et maîtresse de conférences à l’université Paris-Diderot, lors d’un colloque organisé par le Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) sur la santé mentale des exilés. On rencontre des personnes angoissées par l’attente, elles ont un sentiment d’insécurité psychique qui perpétue l’état de détresse rencontré dans le pays d’origine. »

Un accueil délabré

Psychologue et coordinatrice des activités de santé mentale au Comede, Laure Wolmark complète : « On sait à quel point le rejet est dévastateur. Il peut être un facteur de décompensation très grave. On voit des personnes qui, à la suite du rejet de leur demande par l’Ofpra [Office français de protection des réfugiés et apatrides] ou par la Cour nationale du droit d’asile, sont hospitalisées parce qu’elles se sont livrées intimement, et obtenir une réponse qui dit que le demandeur n’a pas paru crédible, c’est un ravage psychique. » Pour sa part, Hakima Saadi, psychologue à la Case de santé (un centre de santé communautaire créé il y a treize ans à Toulouse), se souvient : « Il y a quelques années, on ne notait pas de tentatives de suicide chez les demandeurs d’asile qui venaient d’arriver. Elles se sont enfuies, ont déjà tenté de résister, de tenir, ont traversé des épreuves. Elles ont un désir de fuir, de vivre, de construire autre chose. Aujourd’hui, pourtant, on a des tentatives de suicide, non seulement en raison de ces parcours qui sont de plus en plus compliqués et violents, mais aussi parce que l’accueil se délabre. Ils n’ont pas un espace pour en parler. Passer à l’acte, c’est une manière de s’exprimer. »

A l’Ofpra, qui statue sur les demandes d’asile, un travail a été mené ces dernières années pour prendre en compte ces questions : des formations continues ont été mises en place pour savoir « accueillir les récits de souffrance » et créer un « cadre sécurisant » pour le demandeur d’asile. Des psychologues animent des groupes d’analyse de pratiques et un numéro a été mis en place pour que les officiers puissent consulter un psychologue de manière anonyme. Signe que la violence de certains récits peut également impacter la personne qui doit étudier la demande. Pourtant, selon Sarah Iribarnegaray, psychiatre, et Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, professeure d’anthropologie et psychologue clinicienne, qui ont lancé une pétition mi-mars adressée à la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, la procédure de la demande d’asile reste problématique pour des personnes souffrant de troubles psychiques. « Les patients souffrant de tels troubles, qui précisément devraient attester des violences subies et faire pencher le juge du côté de la protection française, ne peuvent parler avec “cohérence” et “spontanéité” des horreurs vécues, comme le souhaiterait une procédure tout entière fondée sur le récit. Un patient ayant subi un traumatisme grave peut se présenter perplexe ou détaché, son discours parfois peu cohérent, voire contradictoire, sa mémoire troublée rendant les éléments biographiques (parcours de vie et de migration, événements traumatiques) difficiles, voire impossibles à verbaliser, du fait même de ses troubles et de leur gravité. La situation est paradoxale : les patients les plus gravement blessés par les expériences d’horreur qu’ils ont traversées sont ceux qui sont le plus souvent considérés comme menteurs et qui sont rejetés », dénoncent-elles dans un texte signé par près de 2 000 personnes, dont une trentaine de psychiatres et psychologues.

Un frein pour les démarches administratives

Pour Jean-Marc Sirejols, directeur d’un centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada) géré à Paris par France terre d’asile, l’état de santé mentale des personnes souffrant de troubles psychiques peut en effet constituer un frein pour mener à bien les démarches administratives. Dans son établissement qui accueille 200 adultes isolés, il estime à la moitié la population concernée par ce type de troubles. Si certains ont été repérés par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) pour leur fragilité et orientés en priorité dans ce centre, d’autres l’ont été par les travailleurs sociaux du Cada au fil des semaines ou des mois de prise en charge. « Des personnes se plaignent de très mal dormir, de faire des cauchemars, d’avoir des maux de tête incessants, de ne pas avoir d’appétit, d’avoir envie de rien. A travers leurs paroles, on peut penser qu’il y a un besoin d’accompagnement », explique Jean-Marc Sirejols. Or ces troubles, qui se traduisent souvent dans le centre par des comportements apathiques et d’importantes difficultés pour s’investir dans leurs démarches, peuvent avoir de lourdes conséquences, alors que la procédure pour le traitement de la demande d’asile a été raccourcie. « On ne dispose que de quelques mois pour mettre les choses en place, ajoute-t-il. Et entre le moment où on pressent qu’il y a un problème et le moment où on arrive à convaincre la personne d’avoir un premier entretien avec un psychologue ou un psychiatre, cela peut prendre du temps. Un certain nombre de personnes qu’on accompagne ont des a priori souvent très négatifs par rapport à la prise en charge psychologique ou psychiatrique. »

Passée l’étape du repérage dans ces centres d’accueil où on ne compte pas d’équipes médicales, les premiers rendez-vous auprès d’un psychologue ou d’un psychiatre sont en général longs à obtenir. « A l’exception de quelques consultations hospitalières transculturelles et/ou spécialisées en traumatologie, les seules structures réellement adaptées à la prise en charge du public exilé souffrant de troubles psychiques sont les centres de soins spécialisés, gérés pour la plupart par des associations loi 1901. Mal réparties sur le territoire français, elles sont seulement une quinzaine et ont des capacités d’accueil souvent limitées », soulignent, dans un rapport publié en juin 2018, Médecins du monde et le centre Primo-Levi. Ainsi, au sein du pôle de soins de ce dernier, il faudra compter en moyenne six mois pour voir un psychologue spécialisé dans la prise en charge de personnes victimes de torture ou de violences étatiques. Ce délai peut même atteindre un an dans les centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP) destinés aux enfants dans une ville telle que Toulouse, selon Hakima Saadi.

Absence d’interprétariat

Et, au-delà de l’attente, se pose la question de l’accès au dispositif, notamment à travers l’interprétariat. Dans leur rapport, Médecins du monde et le centre Primo-Levi soulignent que, en dépit de la prise de conscience revendiquée par les pouvoirs publics(1), les moyens humains et financiers ne suivent pas et le recours à l’interprétariat reste rare dans les structures de soins. « La question de l’interprétariat évolue aussi beaucoup aujourd’hui, indique de son côté la psychologue de la Case de santé. La plupart des CMP [centres médico-psychologiques, qui regroupent des médecins psychiatres, des psychologues cliniciens, des infirmières, des assistants sociaux, des éducateurs spécialisés] accueillent avec des interprètes à Toulouse, mais dès qu’on sort des grandes villes, ce n’est plus possible. Aucun travail ne serait possible si je recevais sans interprète. Quand on prend le temps de recevoir une personne avec interprète, on évite que cette personne se dégrade et soit hospitalisée. Aujourd’hui, l’interprétariat devrait être obligatoire dans toutes les structures sur le volet médical et psychologique. Un infirmier d’un CMP débordé m’a déjà dit : “Mais vous imaginez si en plus on devait recevoir ces personnes-là !” L’absence d’interprète est parfois une barrière sciemment mise. On entend aussi : “Nous ne savons pas faire.” Prendre en charge des exilés est certes un travail particulier, où il faut des connaissances particulières. Mais, en tant que professionnels, on doit pouvoir se former. » Et quand un CMP ne prend plus de patient faute de place, la personne est réorientée vers le libéral. « Dans le libéral, les professionnels ne travaillent pas avec un interprète, sinon ils devraient le rémunérer. Les personnes non francophones n’ont alors plus de lieu vers lequel se tourner », regrette-t-elle. L’orientation vers de l’« occupationnel », du bénévolat ou toute autre activité porteuse de lien social qui pourrait être bénéfique pour la santé psychique d’un patient se trouve également confrontée au barrage de la langue.

Pour Médecins du monde et le centre Primo-Levi, plusieurs solutions pourraient être envisagées afin notamment de renforcer le repérage. « Il faut pouvoir développer les relais facilitant l’identification des personnes vulnérables éloignées du système de santé, c’est-à-dire non seulement mettre en place des interventions d’“aller vers”, telles que des maraudes, mais aussi former les professionnels de santé de premier recours et les travailleurs sociaux en contact avec les personnes étrangères », recommandent-ils. Dans le Cada dirigé par Jean-Marc Sirejols, un partenariat a été mis en place il y a déjà quelques années avec l’association Parcours d’exil. Grâce au programme Protect, les travailleurs sociaux évoluant dans le secteur de l’asile peuvent apprendre à déceler les signes annonciateurs de troubles psychiatriques ou psychologiques pour mieux identifier et mieux orienter. Mais encore faudrait-il que les moyens suivent pour assurer prise en charge et suivi, alors que le secteur de la psychiatrie est sinistré depuis des décennies et peine à obtenir davantage de crédits.

Une nécessaire pluridisciplinarité

Précarité sociale et souffrance psychique sont souvent imbriquées. Les séances thérapeutiques peuvent être régulièrement envahies par l’urgence sociale. « Quand on est en consultation et que la personne nous parle des difficultés d’hébergement ou d’accès aux droits, on peut difficilement faire avancer la thérapie, estime Hakima Saadi. Il faut pouvoir manger, avoir un lieu où dormir, être reconnu, avoir des papiers, pour pouvoir travailler sur son histoire. » C’est pourquoi, à la Case de santé, la santé est vue sous son aspect global. Un pôle « santé-droit » jouxte le pôle « soins » depuis sa création. Promouvoir, dès le premier contact, le travail en réseau et la pluridisciplinarité (social, juridique, médical et psychologique-psychiatrique) fait également partie des recommandations de Médecins du monde et du centre Primo-Levi.

Notes

(1) En 2014, l’Afnor a octroyé une norme ISO 4 à l’interprétariat médico-social. La Haute Autorité de santé a fait paraître en octobre 2017 un référentiel de compétences, de formation et de bonnes pratiques pour définir et encadrer les modalités d’intervention mettant en œuvre de l’interprétariat linguistique.

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