Il y a eu les violences au pays qui les ont poussés à partir, et celles qui les ont démolis en chemin, notamment en Libye. Depuis quatre ou cinq ans, quasiment tous les jeunes qu’on reçoit sont passés par ce pays, ils y ont été torturés, violés… Des violences qui peuvent parfois se poursuivre en France. Au vu du temps que prend une prise en charge ne serait-ce qu’hôtelière, nous voyons beaucoup de mineurs non accompagnés qui sont à la rue très longtemps et sont alors très exposés. Je reçois beaucoup de jeunes filles qui ont été violées ici. Ce ne sont pas que des étrangers qu’on reçoit, ce sont des gens qui sont devenus étrangers à eux-mêmes, qui ont perdu toute confiance. La confiance en l’autre est brisée, tout comme la confiance en soi. C’est un lien qu’il s’agit de retisser. On doit reconnaître dans un premier temps que ces personnes sont victimes, qu’elles ont fait l’objet de sévices, et ensuite les aider à s’en extraire pour qu’elles redeviennent actrices de leur vie.
Cette problématique n’est absolument pas prise en compte dans le droit d’asile, que ce soit au niveau des politiques d’hébergement ou à celui du suivi juridique. Une des raisons pour lesquelles l’asile peut être refusé est de dire qu’une personne n’est pas assez impliquée dans son récit. Or, après un traumatisme, se couper de soi-même est l’un des moyens de défense. On a affaire à quelqu’un qui est anesthésié. Et pourtant, on va lui demander de montrer qu’il est affecté pour prouver la véracité de ses dires. C’est contradictoire. L’Etat, les services publics mettent constamment à mal tout le travail qui peut être fait pour reconstruire ces personnes. C’est un gâchis monumental. Ces personnes ont une richesse affective, intellectuelle, économique qui est gâchée. On le constate tous les jours en prenant en compte ce qu’elles étaient avant, quels que soient leur classe sociale, leur engagement politique ou militant.
On travaille toujours à flux tendu. On essaie de faire en sorte que la liste d’attente ne dépasse pas six mois. Et on ferme la liste d’attente la moitié de l’année, en demandant de nous rappeler dans un ou deux mois. C’est une loterie. Quand on les rappelle au bout de six mois, on mesure combien leur situation a changé : il y en a qui étaient en foyer, et qui sont maintenant à la rue. La pression est énorme. Au centre Primo Levi, on fait beaucoup de formations et d’analyse de pratiques dans les centres d’accueil de demandeurs d’asile, les maisons d’enfants à caractère social. Il est rarissime que je trouve des équipes en bonne santé. Comme les patients, ils sont exposés aux carcans du droit d’asile. Ils ont affaire dans leurs foyers et centres à des personnes dans un état déplorable, tout en étant toujours en sous-effectifs et non formés aux psychotraumatismes. Au bout de quelques années, on note les mêmes symptômes chez ces personnels que chez les patients : problèmes d’insomnie, irritabilité… A Paris, il y a peu de structures de relais, mais ailleurs, c’est pire : ils n’arrivent pas à remplacer les postes de psychiatres. Dans tous les lieux où je vais, les suivis psychiatriques sont très difficiles à mettre en place.
Psychanalyste et psychologue clinicien, Eric Sandlarz exerce au centre Primo-Levi (Paris) depuis dix-sept ans.