ANNICK D., EMPLOYÉE PAR UNE STRUCTURE ASSOCIATIVE DE PLUS DE 200 SALARIÉS à Perpignan, a été aide à domicile puis auxiliaire de vie sociale pendant 19 ans. Elle est depuis devenue aide-soignante. « Les personnes qui refusent des salariées de couleur, cela arrive beaucoup. On subit des discussions du type : “Les Arabes n’ont qu’à rentrer chez eux”, “les Noirs, c’est pareil”, “on est envahis”… », raconte-t-elle. Elle-même s’est retrouvée à travailler pendant 11 ans chez un homme âgé « raciste et homophobe ». L’aide-soignante, « d’origine eurasienne », se souvient des discours racistes de cet usager qui « avait fait l’Indochine, et avait même dans sa maison des fusils pas rangés ». Annick D. a mis des années à lui dire que ses propos la heurtaient.
La question du racisme se pose particulièrement dans l’aide à domicile, secteur qui compte 19,3 % de salariés nés à l’étranger, selon la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) – avec une part de femmes s’élevant à 89,2 %. Banalisé, ce phénomène relativement courant est intégré par les salariés comme un aspect du métier. « Il faut s’y habituer, répète ainsi Annick D. Une jeune collègue trouvait inadmissibles les propos racistes d’une dame envers une salariée maghrébine ; je lui ai dit : “Que tu l’admettes ou pas, ce sera tout le temps” » La sociologue et maîtresse de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) Christelle Avril identifie plusieurs « vecteurs de normalisation ». En premier lieu, « sous prétexte que les personnes sont âgées, on doit souligner l’hypothèse qu’on pourrait expliquer leur racisme par une socialisation générationnelle. Souvent aussi, les enfants s’excusent auprès des salariées pour le racisme de leurs parents. Enfin, la dépression, les problèmes psychologiques, les maladies, normalisent l’idée que ces personnes ne savent pas ce qu’elles disent ».
L’éthique du métier est également convoquée. « On est dans l’aide : c’est à nous d’avoir beaucoup d’empathie. Nous n’avons pas le droit de donner nos opinions », considère Annick D. Entre l’accompagnement de personnes vieillissantes ou malades et la loi, où mettre le curseur ? « Il ne faut pas oublier que le racisme peut constituer un délit. Ce n’est pas parce que ce sont des usagers qu’il faut accepter ces propos et pratiques. Mais en même temps, les travailleurs sociaux prennent en compte cette situation dans un cadre éthique, qui renvoie à une mission professionnelle déterminée », décrit Faïza Guélamine, sociologue et responsable de formation à l’Association nationale des cadres du social. Il s’agit pour eux de trouver, dans cette interaction entre mission professionnelle et respect de leur intégrité, un équilibre.
Car cette normalisation n’efface pas la mise en difficulté des professionnels. « Je l’ai mal vécu, c’est sûr… Mais je prenais sur moi, je me disais : “Dans une heure je suis partie” », rapporte Annick D. « Pour moi, en tant que représentante des salariés, c’est inconcevable : nous sommes des professionnelles avant d’être de telle ou telle apparence physique, couleur de peau, ou appartenance religieuse ! », s’insurge Isabelle Roudil, auxiliaire de vie, et secrétaire fédérale de la branche « action sociale » à Force ouvrière. « Ce genre de comportement me heurte. Je suis toujours montée au créneau pour que l’association fasse remarquer à l’usager que s’il ne veut pas de cette salariée-là, il n’en aura pas d’autres. »
En toile de fond, la peur de perdre son emploi pèse dans l’abnégation des aides à domicile. « La plupart d’entre nous sont des femmes seules ou avec enfants, on a besoin de travailler… On se tait, on ne veut pas perdre son boulot », observe Annick D. Faire profil bas s’imposerait donc. Pour Isabelle Roudil, « c’est le gros problème de notre secteur : des petits salaires c’est toujours mieux que rien du tout… Donc on accepte des conditions de travail et des façons d’être traitées qui, ailleurs, seraient inadmissibles ». Annick D. a ainsi travaillé pendant une dizaine d’années au domicile de cet usager raciste, sans jamais partir d’elle-même.
En établissement, où la part de salariés issus de l’immigration – majoritairement des femmes – est importante, le problème se pose également. Mais dans une moindre mesure : « A domicile, la porte est fermée, il n’y a pas de témoins : le racisme peut être exacerbé et c’est parole contre parole. En établissement, la vie collective rend les situations plus détectables », juge Abdelaziz Djellal, directeur d’une maison de retraite et enseignant en management des organisations sanitaires et sociales à l’université Paris 13. Selon lui, les cadres dirigeants jouent un rôle crucial : « Le directeur doit être garant d’un climat social apaisé » afin d’éviter les situations où l’on « se fait justice à soi-même ». Dans son établissement, qui accueille principalement des personnes malades d’Alzheimer, sa priorité est de « ne pas excuser mais comprendre » en distinguant les propos conséquents d’une démence de ceux émis par une personne lucide. Pour ce dernier cas, les conséquences peuvent aller du simple « rappel à l’ordre, jusqu’à une demande d’interruption du contrat de séjour ».
Annick D. affirme bien que l’« on signale toujours aux responsables de structures quand il y a des débordements ». Mais elle constate que dans son cas, « rien n’a été fait » pendant ces 11 années. Elle était simple mandataire, donc employée par l’usager lui-même. « Il a fallu que j’attende qu’il me licencie. Quand c’est arrivé, ça m’a fait du bien. » La fin a été compliquée, à l’image des années d’accompagnement : « Il ne voulait pas me donner des papiers, il a été jusqu’à lever la main sur moi. Ma cheffe n’a rien fait… » Christelle Avril assure n’avoir que « rarement entendu des responsables du personnel expliquer aux personnes âgées que ce n’était pas légitime de tenir des propos racistes. L’angle choisi est souvent : “Oui, je comprends, cela vous pose problème mais vous verrez : elle est Noire mais elle est très bien…” C’est rare quand il y a vraiment une prise de position antiraciste. » Compte tenu des difficultés de recrutement que rencontre le secteur, ces postures seraient en train d’évoluer. « Jusqu’ici, les responsables essayaient de trouver des solutions, d’envoyer une autre salariée », relève Isabelle Roudil. « Aujourd’hui la réponse est : “Vous ne la voulez pas ? Eh bien vous n’aurez personne d’autre, parce que de toute façon il n’y a personne d’autre.” »
Un rapport de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (Anesm), daté de 2009, préconise à ce sujet certaines pratiques. Il recommande que « l’encadrement se positionne de manière claire pour rappeler les droits fondamentaux des professionnels toutes les fois où ils sont mis en cause, afin que l’exercice de leur mission ne les expose pas impunément à une atteinte à leur dignité, par exemple, dans le cas de propos racistes ». L’agence propose que « ces situations fassent l’objet d’échanges en équipe et permettent à l’encadrement de professionnaliser leurs positionnements ». Aujourd’hui, les temps d’échanges restent rares. « Entre salariées, c’est quelque chose qu’elles abordent très peu. Les femmes noires et arabes avec qui j’ai essayé d’en discuter essaient toujours de minimiser le problème. Ce ne serait sans doute pas tenable pour elles d’en faire quelque chose de politique, car elles sont relativement seules et vulnérables », estime Christelle Avril. Certaines structures associatives et entreprises vont bien « organiser des temps de discussion, mais sur le racisme c’est très rare. C’est souvent sous l’angle de la diversité culturelle ».
Cette approche culturaliste correspond au contenu des formations de cadres et futurs salariés. Le sujet du racisme y est peu travaillé en tant que tel. Faïza Guélamine relève que « nous avons des demandes de formation autour des questions d’interculturalité ou de laïcité. Mais celles portant directement sur le thème du racisme sont rares. » La sociologue souligne que « dans les conceptions des politiques publiques, la question de la diversité s’est substituée à celle des discriminations. Cela déplace le curseur : le repérage des inégalités de traitement n’apparaît pas de la même manière, et la question est un peu diluée. » S’ajoute à ce glissement un contexte politique tendu : « Cette question est difficile à traiter car elle est sensible : elle amène à des clivages parfois très forts dans les débats publics et médiatisés. C’est devenu plus compliqué de s’y attaquer, y compris dans le champ du travail social. »
Reste que, sans prise en compte réelle de ces situations, les professionnels s’usent moralement. Isabelle Roudil en témoigne : « On sait différencier les conséquences d’une pathologie d’un trait de caractère, et les gérer… Mais parfois, quand vous passez deux heures auprès de quelqu’un qui vous insulte, vous en avez par-dessus la tête. » Les temps de concertation dépendent de la volonté de la structure ; or, « les moyens étant rognés d’année en année, on économise sur ce genre de groupes de parole. » L’auxiliaire de vie assure que cela faciliterait pourtant le quotidien : « Nous avons toutes besoin d’échanger. Malheureusement, le peu de temps que nous avions pour vider notre sac, nous le perdons. On nous dit de séparer vie privée et vie professionnelle, mais des fois le sac il pèse, jusqu’à la maison. »
De ses six années d’enquête, Christelle Avril rapporte que « les mandataires sont de manière plus massive immigrées, filles d’immigrés et racisées. Elles n’ont pas le même type de prestations, de conditions de travail, de nombre d’heures au départ, et accèdent plus difficilement au statut de prestataire ». Si les salariées peuvent être confrontées à des attitudes discriminantes de la part des usagers, la problématique se pose aussi en amont. Isabelle Roudil pointe le peu de salariées d’origine étrangère dans sa structure là où, lors des sessions de formation, « il y a des candidates de toute confession et couleur de peau ». L’auxiliaire de vie note que « l’usager qui ferme la porte à une salariée, c’est plus visible que la discrimination à l’embauche ».