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La femme qui compte

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Je compte mes sous. Un euro par-ci, un euro par-là, dix euros, cent euros… L’Ehpad de mon mari coûte cher. Toute sa pension de retraite y passe, et une partie de la mienne aussi. Nous avions mis de l’argent de côté pour nos vieux jours, mais il ne reste plus grand-chose. La dépendance, ça coûte cher.

Je compte mon temps. Une heure par-ci, une heure par-là, un jour, une semaine… Les années ont filé à toute vitesse. J’étais là pour mon frère, pour mes parents, pour mon fils, pour mon mari. J’ai donné mon temps sans compter. Maintenant, j’ai le temps, mais je n’ai plus la force. Je suis fatiguée.

Je compte les changements de mon corps. Une ride par-ci, une ride par-là, mon dos qui se voûte, mon cœur qui s’emballe. Je vieillis, je m’affaiblis. Je me suis tant occupée de la santé des autres, et j’ai tant délaissé la mienne.

Je compte, toujours. Je ne compte pour personne mais je compte pour tout.

J’ai toujours pris soin des hommes de la maison. Mon frère, mon père, mon fils, mon mari. Je me suis occupée d’eux dans le handicap, l’enfance, la maladie, le deuil. Toujours.

Je n’ai pas beaucoup travaillé. J’ai quitté l’école assez jeune, mes parents avaient besoin d’aide à la maison. Je suis passée d’une maison à l’autre, en quittant mes parents pour mon mari. Après mon mariage, j’ai travaillé un peu, mais très vite il y a eu la naissance de notre fils, le congé maternité, et puis la reprise à temps partiel. On vivait avec un demi-salaire de moins, mais on s’en sortait. Notre fils a grandi, mon père est tombé malade, et j’ai arrêté de travailler… Puis il est mort, et je n’ai jamais repris le travail. J’étais trop vieille, trop fatiguée, trop dépassée.

Je n’ai pas vraiment vécu. Il y avait toujours quelque chose à faire pour eux. Mon frère, mon fils, mon père, mon mari. J’étais la sœur attentionnée, la mère parfaite, la fille dévouée, l’épouse aimante. Tout était toujours urgent et important. Un papier à signer, un rendez-vous médical, une réunion à l’école… J’étais leurs yeux, leurs oreilles, leurs épaules, leurs jambes. Ils avaient toujours besoin de moi pour quelque chose. Je passais mon temps à courir. Courir après le temps, après les médecins, après l’administration. Courir tout le temps.

Je n’ai pas vraiment fait attention à moi. Je n’avais d’yeux que pour eux. Et je les ai tellement regardés, mes hommes, que j’en ai oublié de me voir. J’étais fatiguée. J’avais peur. Je dormais mal. J’étais triste. Mais je n’y pensais pas. Il fallait que je sois forte pour eux, pas pour moi. Alors j’ai été forte, pour eux. Et tant pis pour moi.

Et maintenant ? Maintenant ils sont partis, ou morts. Et moi, je reste là, et je vis. Seule.

Et je compte. Je compte l’argent et le temps que je n’ai plus. Je compte mes rides et mes cheveux blancs. Je compte les marches douloureuses et les mots devenus flous.

Je compte les morts et les absents.

Que me reste-t-il ?

J’avais un frère, un père, un mari et un fils qui comptaient pour moi.

Et moi, Florimonde, est-ce que je compte encore pour quelqu’un ?

Je suis fatiguée, esseulée, déprimée.

Je devrais peut-être prendre un chat.

La minute de Flo

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