IL NE LEUR A PAS FALLU BIEN LONGTEMPS POUR RETROUVER LE CHEMIN qui mène à cette belle et grande croix celtique en bois. Patrick Gallen, 63 ans, et Henri Descottes, 80 ans, ne sont en effet pas du genre à oublier. Et encore moins à oublier Jacky, décédé en 2005 et dont le surnom – « Padre » – a été gravé sur sa pierre tombale. C’est ainsi que l’appelaient ses copains de rue. « C’était un chef de clan très respecté », explique Patrick. Voilà déjà plus de vingt ans que ce sexagénaire parcourt de long en large, deux fois par semaine, le cimetière de l’Est, à Rennes, pour entretenir les dernières demeures de ceux qui n’en avaient pas de leur vivant. A force, il connaît les lieux comme sa poche mais conserve toujours sur lui un plan, au cas où. Lui et Henri Descottes font partie du Collectif dignité cimetière, qui vient de fêter il y a quelques mois ses vingt ans d’existence. Cette association a été créée en 1998 afin d’offrir des obsèques dignes et une sépulture décente à toutes les personnes à la rue ou dépourvues de ressources suffisantes. Une démarche accompagnée par la ville de Rennes et le département d’Ille-et-Vilaine, et qui a depuis essaimé dans plusieurs autres villes bretonnes, mais aussi ailleurs en France, avec notamment la naissance en 2002 du Collectif des morts de la rue.
« Nous sommes des êtres humains comme les autres. Ce n’est pas parce qu’on a raté la première marche dans la vie qu’on n’a pas le droit d’avoir une belle tombe », affirme Patrick Gallen, qui figure parmi les pionniers du collectif. Lui-même a connu seize ans de galère avant de réussir à s’en sortir. Cet ancien peintre en bâtiment et éducateur spécialisé a fait deux fois le tour de la France alors qu’il était en situation d’errance. Dès qu’il traversait une ville, il avait pris l’habitude d’aller voir comment étaient enterrés les copains de la rue. « Ils étaient traités comme des chiens, n’avaient le droit qu’à un simple numéro, une croix en cageot posée sur un tas de terre. Certains étaient parfois mis en terre avec leurs habits sales », dénonce-t-il, écœuré. Alors, une fois posé dans la capitale bretonne, il a eu l’idée avec d’autres de créer ce collectif. Grâce à l’aide financière de la ville de Rennes et aux accords passés avec différents acteurs – dont l’association Consommation, logement et cadre de vie (CLCV) ainsi que les pompes funèbres –, ils ont mis en place et pérennisé ce dispositif qui permet aux personnes décédées de recevoir une toilette mortuaire et des obsèques civiles ou religieuses, annoncées grâce à un faire-part dans le journal local. Elles sont incinérées ou inhumées pour une durée de dix ans minimum dans une sépulture individuelle au milieu des autres tombes, afin d’éviter toute stigmatisation. Sur la tombe figurent les nom, prénom, dates de naissance et de décès. Selon les ressources des défunts, la prise en charge financière est entière ou partielle.
Imaginé en première intention pour les sans-domicile fixe, le dispositif bénéficie désormais aussi aux personnes isolées en grande précarité. « Il y en a de plus en plus qui meurent seules dans leur appartement et qu’on ne retrouve qu’au bout d’un mois, et même parfois deux ans », déplore Henri Descottes, enseignant à la retraite. Lorsque quelqu’un décède sans famille connue, le collectif émet une alerte répercutée à son réseau d’acteurs et partenaires (entre autres, centre communal d’action sociale, associations, caisse d’allocations familiales, éducateurs de rue, service pénitentiaire d’insertion et de probation), et ce, afin d’obtenir des renseignements et de retrouver la trace de certains proches qui auraient coupé les ponts. Si la recherche n’aboutit pas, le collectif se charge lui-même d’organiser, en amont de l’inhumation ou de l’incinération, un hommage dans la salle de recueillement du cimetière ou à l’église, selon les convictions religieuses du défunt. Pour le fleurissement des tombes, le Collectif dignité cimetière dispose de son propre jardin. « Afin de personnaliser les obsèques, nous réalisons une enquête de proximité. On se rend, par exemple, dans l’immeuble ou le quartier où vivait la personne pour savoir ce qu’elle aimait faire, quelle musique elle appréciait », ajoute Patrick Gallen. Tous les ans, à Rennes, entre 10 et 20 défunts sont ainsi enterrés humainement. Et parce qu’il n’y a rien de pire que de faire ce dernier voyage dans l’anonymat et l’indifférence, ils sont à chaque fois entre 15 et 20 bénévoles à venir assister aux obsèques. Parfois, les copains de la rue sont là aussi pour dire au revoir à leur manière. « Il n’est pas rare, alors, de les voir boire une bière à la santé de celui qui est décédé. Souvent, justement, à cause de l’alcool… », remarque Henri Descottes.
Lorsque les concessions funéraires individuelles arrivent échéance, les ossements sont transférés dans la magnifique sépulture commune inaugurée en 2006 au cimetière de l’Est. Entourée d’un jardin paysager, une sculpture de fleur en fer forgé posée sur un damier de schiste rose et bleu représente l’élévation vers le ciel. Elle a été conçue par un artiste ferronnier, en collaboration avec 60 membres et amis du collectif qui ont passé plusieurs jours à la façonner de leurs propres mains. La construction de cette œuvre d’art a été financée à la fois par la municipalité et par des dons de particuliers. C’est d’ailleurs autour de cette Fleur de vie que le collectif invite les Rennais à se rassembler chaque 31 octobre pour un temps d’hommage public aux personnes décédées dans la grande précarité. A cette occasion, des textes sont lus et une centaine de tombes fleuries.
Les années passant, le collectif a fait des émules dans plusieurs autres villes bretonnes : Redon, Vitré, Fougères, Saint-Brieuc, et peut-être bientôt Vannes, Auray et Lorient. Sous l’impulsion des collectifs locaux, de multiples rencontres avec des élus et associations ont abouti, en octobre 2018, à la signature d’une charte départementale « pour les obsèques dignes et sépultures décentes de personnes isolées et/ou aux ressources insuffisantes », faisant de l’Ille-et-Vilaine un département précurseur en la matière. L’objectif est de sensibiliser et d’aider les maires des petites communes. Peu confrontés au problème, ils ne savent généralement pas comment y faire face quand la situation se présente. Une quinzaine de villes ont déjà signé cette charte. D’autres devraient logiquement suivre car honorer les morts, sans exception, reste l’un des devoirs des vivants.
à Rennes, Patrick Gallen et Henri Descottes, membres du Collectif dignité cimetière, viennent chaque semaine entretenir les tombes des gens de la rue.