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Le fléau du non-recours aux droits sociaux

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Méconnaissance des droits, manque d’information, complexité des dispositifs et des démarches administratives, dématérialisation… Le non-recours aux prestations sociales représente plusieurs milliards d’euros non distribués tous les ans. Un fléau qui touche des publics déjà fragilisés socialement.

CHAQUE ANNÉE, LES AIDES SOCIALES AUXQUELLES LES FRANÇAIS ONT DROIT et qu’ils ne touchent pas se chiffrent à plus de 10 milliards d’euros par an. Ce qui représente un montant trois fois plus élevé que celui de la fraude sociale qui est chiffré, selon les estimations, à 4 milliards d’euros. Le non-recours a été défini en 1996 par Antoine Math, économiste, et Wim van Oorschot, chercheur néerlandais, comme le cas d’« une personne [qui] ne perçoit pas tout ou partie d’une prestation à laquelle elle a droit ». En 2016, l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) a revisité cette notion en l’affinant : « Le non-recours renvoie aux personnes qui, en tout état de cause, ne bénéficient pas des droits ou des services, plus globalement des offres publiques, auxquels elles peuvent prétendre. » « De très nombreuses études ont calculé ou estimé des taux de non-recours à divers dispositifs et programmes sociaux, que ce soit dans les domaines de la santé (assurance sociale, services de soins primaires, services de santé mentale), du logement, de la formation, de l’insertion professionnelle, des prestations sociales financières, des services à la personne… Elles portent souvent sur des dispositifs de protection ou d’assurance sociale, mais aussi d’assistance. […] Les taux de non-recours se situent en moyenne un peu au-dessous de 40 % », soulignait l’Odenore.

Toutes les prestations sociales sont sujettes à un fort taux de non-recours. A titre d’exemple, il est d’environ 30 % pour le revenu de solidarité active (RSA) « socle ». Dans son rapport d’activité pour l’année 2017, rendu public en juin dernier, le Fonds de financement de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) et de l’aide à la complémentaire santé (ACS) a établi que « 30 % des personnes éligibles à la CMU-C n’y recourent pas ». Ce même rapport révèle qu’en 2017, 55 % des assurés éligibles à l’ACS n’y avaient pas recours. Ce taux grimpe à 65 % si l’on ajoute les personnes n’utilisant pas leur chèque ACS pour adhérer à une complémentaire santé. Pour lutter contre ce non-recours, le gouvernement prévoit une fusion de l’ACS avec la CMU-C, à partir du 1er novembre 2019.

Dans son rapport statistique annuel « Etat de la pauvreté en France 2018 », publié en novembre dernier, le Secours catholique-Caritas France notait un taux de non-recours aux prestations sociales en hausse. Parmi les ménages en situation régulière et ayant la charge d’au moins deux enfants de moins de 18 ans, un quart ne perçoit pas d’allocations familiales en 2017, contre 18 % en 2010. « Un ménage éligible sur trois accueilli au Secours catholique, et donc en situation de précarité, ne bénéficie pas d’une aide financière importante à laquelle il aurait droit. L’examen du taux de non-recours selon différentes caractéristiques des ménages montre que le non-recours a globalement augmenté pour tous les types de ménages. Le non-recours est plus élevé pour les ménages étrangers éligibles que pour les Français. Concernant le RSA, les plus concernés par le non-recours sont notamment des pères seuls (désaffiliés après une séparation), suivis des couples avec enfants et des hommes seuls », note le rapport.

Dématérialisation et non-recours

Lancé le 13 octobre 2017, le programme « action publique 2022 » a pour objectif d’atteindre 100 % de services publics dématérialisés à l’horizon 2022. Cette dématérialisation des prestations délivrées par exemple par les caisses d’allocations familiales, d’assurance maladie ou d’assurance vieillesse (CAF, CPAM ou CNAV) ou encore Pôle emploi, a ajouté un obstacle.

La transition numérique au détriment de l’accueil physique des usagers est-elle une menace pour le recours aux droits sociaux ? Présentée en septembre 2018, le plan national « un numérique inclusif » comprend une série de mesures pour que la dématérialisation ne soit pas un handicap pour certains. Mais, saisi de milliers de réclamations sur les difficultés rencontrées par les usagers face à la généralisation de la dématérialisation des démarches administratives, Jacques Toubon, le défenseur des droits a alerté à plusieurs reprises et à nouveau lors de la remise du rapport « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics » le 17 janvier 2019, sur les risques et dérives de cette transformation numérique. Certes, la dématérialisation peut, à terme, être une véritable opportunité d’améliorer l’accès aux services publics, permettant « dans certaines hypothèses de lutter contre le non-recours, et d’améliorer l’accès réel de certains usagers à leurs droits », reconnaît le défenseur des droits. « La dématérialisation du RSA a permis une hausse de 2 % des bénéficiaires, la dématérialisation de la prime d’activité s’est révélée un facteur d’amélioration de l’accès à cette prestation avec un taux de recours élevée, estimé à 73 % », citent le rapport. Mais elle comporte aussi « un risque de recul de l’accès aux droits » et « d’exclusion » pour de très nombreux usagers, notamment ceux victimes d’exclusion numérique, appelée également l’« illectronisme ». Dans ce contexte, le défenseur des droits livre plusieurs recommandations, parmi lesquelles « conserver toujours plusieurs modalités d’accès aux services publics », c’est-à-dire inscrire dans la loi qu’aucune démarche ne puisse être accessible « uniquement par voie dématérialisée » et de mettre l’accent sur le repérage et l’accompagnement des personnes en difficulté avec le numérique, en y consacrant « une part des économies procurées par la dématérialisation ».

Solutions et initiatives

De nombreuses initiatives ont été lancées par les différents acteurs (départements, centres communaux d’action sociale, sécurité sociale…) pour favoriser l’accès aux droits et aux services et améliorer l’accompagnement et l’information des publics. Certaines avec succès, mais d’autres pas.

Depuis 2015, quelque 1 350 maisons de services au public (MSAP) se sont déployées à travers le territoire. Mises en place pour compenser le retrait des services publics dans les zones très rurales, les espaces périurbains ou les quartiers prioritaires de la politique de la ville certaines « se résument à mettre à disposition des PC ou des tablettes pour accéder aux sites des opérateurs et réaliser des démarches en ligne, sans accompagnement réel à l’utilisation des services en lignes », regrette le défenseur des droits.

De leur côté, les CAF ont mis en place, en 2014, « les rendez-vous des droits ». Objectifs ? Examiner avec les allocataires leur éligibilité aux aides et prestations de la branche famille, mais aussi à la CMU, aux aides locales, aux prestations chômage… Selon une étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) en 2016, ce dispositif se révèle efficace. En 2016, plus de 250 000 rendez-vous ont été menés, soit plus du double de l’objectif initial (100 000 rendez-vous par an). En mars de la même année, 63 % des personnes reçues ont ouvert au moins un nouveau droit. 40 % d’entre elles l’ont fait dans les trois mois qui ont suivi et 13 % au-delà de ce délai. En revanche, « pour une personne sur cinq, au moins une des démarches administratives évoquées pendant le rendez-vous n’a pas été poursuivie », précisent Laura Castell et Etienne Perron-Bailly, auteurs de l’étude.

Selon le baromètre de l’Odenore, 1 assuré sur 4 fréquentant les sites d’accueil de l’assurance maladie déclare rencontrer des difficultés pour se soigner. Ces difficultés peuvent entraîner le report des soins ou leur abandon total, pendant plusieurs mois voire parfois des années. Face à ce constat, après une première expérimentation probante, en novembre 2014, menée dans le Gard, un dispositif de lutte contre le renoncement aux soins (la plateforme d’intervention départementale pour l’accès aux soins et à la santé – PFIDASS) a été déployé, à travers trois vagues successives, dans les caisses primaires d’assurance maladie. Il s’agit d’« identifier, en coopération étroite avec les acteurs médico-sociaux de l’assurance maladie et les partenaires institutionnels et associatifs du tissu local, les personnes en situation de renoncement aux soins pour leur proposer des solutions personnalisées et les accompagner jusqu’à ce que les soins nécessaires soient réalisés », explique la Caisse nationale d’assurance maladie. « Au total, depuis la première expérimentation, 35 433 assurés ont bénéficié de ce dispositif, soit une moyenne de 325 assurés pris en charge chaque semaine en France. Parmi les accompagnements clôturés, près d’un dossier sur deux a abouti à une réalisation des soins, 12 701 assurés ont vu leurs droits ouverts, 6 030 ont été mieux orientés dans le système de soins, 4 480 ont bénéficié d’un accompagnement financier, et 1 392 assurés ont pu bénéficier d’une orientation vers un partenaire. »

Plan « pauvreté »

Présenté en septembre dernier, le plan de prévention et de lutte contre la pauvreté comprend une série de mesures pour lutter contre le non-recours. Dans une optique de simplification, Emmanuel Macron, le président de la République, entend remettre à plat le « maquis de minima sociaux » en instaurant, d’ici à 2020, un « revenu universel d’activité », fusion « du plus grand nombre possible de prestations sociales » et entièrement à la responsabilité de l’Etat. En janvier dernier, un rapporteur général à la réforme du revenu universel, auprès du ministère des Solidarités et de la Santé, a été nommé et doit rendre ses travaux au Premier ministre avant la fin de l’année 2019. Le plan comprend également le développement des référents de parcours ou des « accueils sociaux inconditionnels », déjà amorcés sous le précédent quinquennat. Et qui seront généralisés à l’échelle nationale au travers des centres sociaux ou d’associations agréées. Des expérimentations de « territoires zéro non-recours » seront également lancées. Les associations ont, toutefois, regretté que la domiciliation, « la première porte d’entrée en matière d’accès aux droits », soit absente de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, ainsi que du plan national pour un numérique inclusif.

Comme le souligne l’Odenore, si le non-recours aux droits sociaux constitue une économie budgétaire pour l’Etat à court terme, il a un coût social à plus long terme. Mais l’observatoire reconnaît que, pour l’heure, le développement de la mesure du coût économique du non-recours « est le principal angle mort dans la connaissance du phénomène ».

Changement de postures professionnelles

Dans sa contribution à la stratégie à la concertation sur une stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes, en février 2018, l’Observatoire des non-recours aux droits et services note la nécessité de mieux former les travailleurs sociaux. « Un des freins qui expliquent pourquoi la lutte contre le non-recours est encore timide tient au changement de postures professionnelles que cela engage (détecter les droits, passer de l’information à l’explication des droits, travailler en coopération avec des acteurs locaux…) et à la sensibilisation très variable selon les acteurs et les territoires. La formation et la préparation des futurs professionnels (ou des professionnels actuels) apparaissent ainsi centrales pour une meilleure prise en compte du non-recours dans leurs pratiques, au-delà de l’accès aux droits sur lequel ils sont déjà formés. »

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