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Les silences et les mots

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J’étais gosse. Dans ma classe, il y avait cette fille, Agathe. Binoclarde, intello… la proie idéale pour les petits harceleurs en herbe. Je ne faisais pas partie de leur bande. Discret, chétif, je me contentais de les regarder de loin. Des moqueries, des humiliations, et puis… Un jour, Agathe n’est pas venue en classe. On n’a jamais vraiment su ce qui s’était passé. Elle n’est jamais revenue. Elle a perdu, ils ont gagné. Ils étaient les plus forts. Je n’ai rien dit. Personne n’a rien dit.

J’ai grandi, j’ai eu mon bac, je suis entré en formation d’éduc’ spé. C’était une évidence. Je ne pouvais pas faire autre chose.

Première année, premier stage. Je débarque. Je vois et j’entends tellement de choses. Des mots, des gestes, qui me mettent mal à l’aise. Tout m’étonne et me questionne. Mais je suis stagiaire. Je ne dis rien.

Deuxième stage, troisième stage… Encore et toujours ces choses qui me mettent mal à l’aise. Mais le diplôme est tout proche, il ne faudrait pas tout gâcher. Alors je me tais.

Premier poste, en CDD. Jeune diplômé, sans expérience, je débute, je dois faire mes preuves.

Un CDD, puis un remplacement, puis un CDD… Je travaille à droite à gauche, avec des enfants, des ados, des adultes… J’aime mon métier, j’aime la pluralité des personnes rencontrées, la diversité des équipes. Bien sûr, tout n’est pas parfait. Parfois, je vois des trucs pas très nets, pas très éthiques. Le poids de l’institution, la toute-puissance des équipes. Mais bon, les temps sont durs, il faut payer le loyer, dans ma promo plusieurs sont au chômage… Alors je ne dis rien. Silence complice, silence coupable.

J’enchaîne. CDD, CDI, CDD… Je ne tiens pas en place. Je pars, je déménage, je démissionne, je vais voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Mais partout, je me heurte à mon silence, à ma lâcheté.

Ne rien dire. Parce que ça pourrait nuire aux collègues. A l’institution. Aux bénéficiaires. A moi. Parler, c’est dangereux. Se taire, c’est plus prudent. On ne bouscule pas un ordre établi. L’équilibre est précaire, certes, mais il tient la route. A peu près.

Et puis, le déclic. Une gamine. Elle n’a rien de plus ni de moins que les autres, cette gosse. Binoclarde, intello… Une proie idéale. La proie des plus grands, de la petite bande de caïds du foyer. On la sent venir la catastrophe. On voit bien que ça va mal tourner, qu’il faut faire quelque chose. Mais voilà, l’institution, l’équipe, la hiérarchie… ça prend du temps. Les rapports, les palabres, les projets… Un temps interminable. Et pendant ce temps, la petite intello binoclarde, elle subit, on le sait. Tout le monde le sait.

Je ne peux plus me taire, je ne veux plus fermer les yeux. Alors je sors de mon silence. C’est d’abord un chuchotement. Je suggère timidement. Et si… ? Mais on me demande poliment de me taire. Pas de vagues.

Alors je parle un peu plus fort. Je proteste, j’interpelle. On m’évite. Finies les pauses-café entre collègues, les gens cessent de parler quand j’entre dans une pièce.

Mais rien ne m’arrête. Maintenant je crie, je clame haut et fort. Ils veulent me réduire au silence ? Qu’ils essaient ! Les collègues se taisent ? Tant pis, j’alerte la direction. La direction fait la sourde oreille ? Je vise plus haut. Toujours plus haut, toujours plus fort. Toujours plus de bruit.

Pour la gamine binoclarde, pour Agathe, et pour tous ceux qui attendent nos mots pour sortir du silence.

Je suis Florent, éducateur spécialisé, mais aussi dénonciateur, délateur, taupe, traître, balance, vendu, espion, alarmiste, cafard, mouchard… Réprimandé, blâmé, viré.

Je suis Florent, éducateur spécialisé. Et je ne me tairai plus.

La minute de Flo

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