Pierre Behar : La situation est effectivement catastrophique. En même temps, cela fait dix ans que l’on dénonce cette situation. Cela fait dix ans que l’on dit que le système est à bout de souffle, qu’il faut recapitaliser et changer totalement de paradigme. Pourtant, en dix ans, rien n’a été fait. Rien. Donc, effectivement, la situation est catastrophique pour les services mais aussi pour les salariés qui sont dans une maltraitance contrainte. Enfin, la situation est déplorable pour les personnes aidées qui sont maltraitées et n’ont pas l’aide à la hauteur de ce qu’il serait nécessaire pour éviter qu’elles ne dépérissent, qu’elles ne perdent de l’autonomie, qu’elles ne soient placées contre leur gré en Ehpad.
Bernard Bensaid : Je considère également que la situation est catastrophique. Le groupe que je dirige en est, en quelque sorte, l’émanation. En effet, lors des six dernières années, notre groupe a repris près de 80 services d’aide et de soins à domicile. Nous ne les aurions jamais repris si leur situation financière n’était pas dans un état délabré. Aujourd’hui, un service fait faillite toutes les semaines en France. La cause, on la connaît tous : le sous-financement du secteur. Nous sommes tous d’accord pour estimer qu’il manque 2 € de l’heure pour pouvoir arriver à l’équilibre. Si on veut un équilibre financier du secteur l’heure de prestation devrait être facturée 24 € au lieu des 21-22 € actuellement.
Le système est donc sous-financé. Pour changer les choses, il y a deux solutions. La première est de resolvabiliser le secteur en rajoutant 2 € de l’heure. Or, nous avons du mal à trouver de l’argent. La seconde est de diminuer les coûts du secteur. Dans l’étude que j’ai corédigée avec le professeur Robert Gary-Bobo, nous avons identifié des sources d’économies très importantes notamment sur le temps et le coût du transport que l’on pourrait baisser de 10 % avec une meilleure organisation, en ayant un seul opérateur par territoire défini.
Concrètement, le secteur de l’aide à domicile, selon nous, possède une structure de monopole naturel territorial. Comme La Poste, par exemple. On n’imagine pas plusieurs opérateurs postaux se partageant la tournée du courrier. Si on réorganise le secteur en imposant localement un monopole de la gestion des opérations, cela pourrait conduire à des économies très significatives. Nous les avons chiffrées à environ 5 à 10 % du coût de fonctionnement total, soit entre 150 et 200 millions d’euros.
Cela semble être une révolution dans l’approche de secteur mais, en réalité, ce n’est pas si révolutionnaire que cela. En effet, ce système de monopole local, de monopole par circonscription existait avant la loi « Borloo ». Et il existe actuellement en Espagne, pays dans lequel on estime que la dépendance est mieux gérée qu’en France…
P. B. : J’y suis opposé. En effet, nous avons des exemples de monopole sur des missions d’intérêt général, comme l’eau par exemple. Les sociétés des eaux ont réussi à obtenir des monopoles de distribution sur des territoires communaux. On a constaté que les coûts augmentaient mais que la qualité baissait. Je ne crois donc pas du tout aux positions monopolistiques même si je suis d’accord pour dire qu’il doit y avoir un nombre bien plus réduit d’intervenants sur un territoire. Il faut corriger l’erreur colossale faite par Jean-Louis Borloo d’imaginer qu’en augmentant le nombre d’acteurs on allait augmenter les réponses. Cette politique est un échec considérable.
Donc, oui, aujourd’hui, nous avons beaucoup trop d’intervenants. Mais la réduction ne doit pas se traduire par une absence de choix. Si l’on a sur un territoire deux, trois ou quatre acteurs en fonction de la densité de population, c’est tout à fait convenable. Mais pas de monopole. De même, si le conseil départemental venait à disparaître, je ne le pleurerais pas.
B. B. : Il y a trois bénéfices à n’avoir qu’un seul opérateur sur un territoire : des économies sur les temps de transport et d’intervacations, et des économies dans la gestion des incidents. Nous estimons qu’un territoire doit représenter environ 3 000 personnes en situation de dépendance ou de handicap, qui elles-mêmes seraient prises en charge par 500 ou 600 aides à domicile.
Nous préconisons des concessions de monopole de durées de quatre ou cinq ans durant lesquelles l’opérateur s’engage sur le prix et sur la qualité. Si la qualité n’est pas au rendez-vous, l’opérateur perd la concession. Pierre Behar donnait l’exemple des opérateurs de l’eau. A ma connaissance, depuis qu’il y a en France un nombre réduit de sociétés des eaux, il n’y a pas de plainte. Au contraire, la qualité est meilleure. Bien sûr, le prix a lui aussi augmenté mais on ne peut pas imaginer avoir de la qualité sans prix.
Aujourd’hui, les financeurs laissent le marché ouvert, tout le monde peut entrer mais beaucoup repartent en ayant fait faillite. Ce qui déséquilibre complètement le secteur.
P. B. : Nous sommes bien d’accord pour dire qu’il y a infiniment trop d’acteurs, pas forcément bons en plus, qui meurent extrêmement vite parce que la concurrence est vive. Concrètement, on paye dix ans plus tard les conséquences de la politique menée par Jean-Louis Borloo. Oui, il y a trop d’acteurs sur un territoire. Mais passer de 200 acteurs à un, je ne suis pas d’accord. Pour moi, le fond du problème n’est pas là. Il faut changer fondamentalement la relation avec l’autorité de tarification et arrêter d’être dans une relation horaire. Il faut arrêter d’être dans la conviction qu’il faut être moins cher.
Il faut aussi changer complètement la relation avec les financeurs.
Le changement de paradigme va permettre de lutter contre l’absentéisme, l’épuisement des salariés, l’augmentation des coûts de déplacement et enfin contre les hospitalisations et décès prématurés des personnes âgées dépendantes.
P. B. : Je suis totalement opposé à l’idée de dire qu’il s’agit d’un marché. Ce n’est pas parce que nous sommes sur une mission d’intérêt général ou un secteur médico-social, qu’il n’y a pas de coût, qu’il n’y a pas d’argent à mettre sur la table. Pour autant, ce n’est pas un marché, ce n’est pas un business et ça ne doit pas l’être parce que nous travaillons avec de l’argent public.
P. B. : Non, non. Ce que je critique dans les conseils départementaux c’est leur utilité et leur approche purement économique du système. Les conseils départementaux n’ont en tout cas pas démontré leurs compétences en matière d’action médico-sociale pour ce qui est du domicile.
B. B. : Il ne faut pas aborder les choses comme ça. Aujourd’hui, les Français souhaitent vieillir chez elles. C’est une évidence. Il faut donc répondre à cette demande. Comment ? Notre proposition est de dire qu’il faut un opérateur unique qui offre ses services sur un territoire. Cette offre-là doit être faite dans le cadre d’un contrôle prix et qualité. Pour autant, il n’y aura pas un seul opérateur en France. Aujourd’hui, il y a environ 700 000 personnes à domicile qui sont aidées tous les jours. Donc, selon nos estimations, avec ce que nous préconisons, il y aurait entre 200 et 250 services en France.
B. B. : La solidarité nationale s’organise de manière à ce que le service à domicile d’accompagnement des personnes dépendantes soit en partie subventionné. Mais je pense, comme Pierre, que ce n’est pas aux départements d’assurer la solidarité parce qu’il y a des inégalités entre les territoires : il y a des départements jeunes et riches et d’autres vieux et pauvres. Ce sont donc les départements les plus pauvres qui doivent aider les personnes âgées à domicile. C’est absurde. La solidarité doit donc être nationale. C’est pour cela que l’on est tous d’accord pour dire qu’il faut un cinquième risque. Pour autant faut-il supprimer les départements ? Pas nécessairement, il faudra bien quelqu’un pour organiser l’appel d’offres sur le territoire, quelqu’un qui contrôle la qualité et qui puisse sanctionner. Cela peut être le rôle du département.
P. B. : Pas du tout. On est encore sur la confusion entre les services à la personne et l’action médico-sociale. Ne mélangeons pas tout. Encore une fois, il s’agit d’une dérive de la loi « Borloo », qui a tout confondu, tout mélangé, qui a abordé les choses sous l’approche de la création d’emplois et qui a totalement détruit la dimension médico-sociale. La question n’est pas de dire que l’on va donner de l’argent aux usagers et ensuite ceux-ci feront leur marché eux-mêmes. Non. Surtout pas. Si on veut avoir une réponse médico-sociale de qualité, il faut avoir une organisation médico-sociale qui le permette. Et cette organisation médico-sociale, elle se finance à travers la solidarité nationale. D’où l’importance d’un cinquième risque comme le dit Bernard.
B. B. : C’est là où nos approches divergent. Nous sommes aujourd’hui dans un monde contraint. Notre groupe est présent dans le médico-social mais également dans le sanitaire. Et dans le sanitaire, nous avons vécu huit années de baisse ininterrompue des tarifs. Donc, oui, il faut être innovant. Oui, il faut trouver des solutions. Oui, il faut être plus impliqué. Oui, il faut être plus imaginatif. Oui, il faut mettre en œuvre l’intelligence collective. Oui, il faut digitaliser. Et on peut y arriver. Sur le secteur du domicile, il y a un gâchis monstrueux. Selon moi, on peut par exemple économiser 200 millions d’euros de coût de transport sachant que le coût total de transport en France est d’environ 360 millions d’euros.
Dans un communiqué de presse du 7 février, l’Union nationale de l’aide, des soins et des services aux domiciles (UNA) a demandé « des réponses immédiates […] pour répondre à l’urgence de la situation. C’est en effet 1,7 milliard d’euros qu’il faut injecter dans les services d’aide à domicile à but non lucratif pour pallier la manque de moyens financiers ». Et d’indiquer encore : « A plus long terme, tous les espoirs reposent désormais sur la future loi “dépendance” annoncée pour fin 2019 par le président de la République. Une certitude : les Français veulent majoritairement vivre et vieillir dignement à leur domicile. Il est temps de consacrer de véritables moyens à ce secteur. »