ACCOUDÉ À LA RAMBARDE QUI SURPLOMBE CE QUI SERA DEMAIN SON JARDIN, Floréal parle volontiers du chantier en cours, de l’espoir d’avoir bientôt son propre toit… Il parle, cigarette aux lèvres, sans forcément s’attarder sur le passé. La précarité, la rue, la débrouille, il connaît mais n’en livre les détails qu’avec parcimonie. « Une séparation, il y a cinq ans, amorce ce quinquagénaire en guise d’explications. J’allais chez des copains, c’est eux qui m’invitaient, mais j’avais toujours l’impression de déranger. » Puis il esquive, un brin fanfaron, dans un grand rire : « Je suis comme la misère, je traîne partout. » Depuis l’automne, le voilà engagé dans un projet qui pourrait mettre un terme à son errance. Son nom ? Igloo (insertion globale par le logement et l’emploi), une démarche née dans les années 1990 d’un programme européen. A Nantes, après une expérience en 2014, il s’agit du deuxième projet de ce type (voir encadré page 34). Comme ses six autres collègues, Floréal, que tout le monde ici appelle « Flo », a signé un contrat de travail avec l’association d’insertion Trajet. A raison de vingt heures chaque semaine, les lundi, mardi et jeudi, depuis septembre 2018, il participe à la construction de son futur habitat. Salaire : 678 € net mensuels pour un contrat de seize à dix-huit mois. A l’été, une fois le chantier achevé, il sera locataire d’un des logements sociaux. Situé à l’est de la ville, dans une artère résidentielle à deux pas d’un quartier populaire, ce petit habitat collectif à l’ossature en bois compte sept appartements sur deux niveaux : six T2 de 52 m2 et un T5 de 95 m2, d’ores et déjà attribué à la seule famille du projet, celle de Ruslan, Tchétchène d’origine, qui pourra accueillir son épouse et ses trois enfants.
Avoir enfin un toit… Un rêve, pour ces futurs occupants. « J’attends l’emménagement avec impatience, avoue Claude, du haut de son mètre quatre-vingt-dix. Ça va faire du bien d’avoir quelque chose à nous, dans un endroit paisible et calme. Avoir un toit pour pouvoir repartir du bon pied, se poser et trouver du boulot. » Peintre en bâtiment, lui aussi a bourlingué de canapé en canapé, après que son entreprise a mis la clé sous la porte, en 2008. « Mon patron est parti avec la caisse, je n’avais plus de salaires et, pendant ce temps, les loyers arrivaient. J’ai fini par être expulsé de mon appartement, explique ce quadragénaire. J’ai eu beau faire des demandes de logement, je n’ai jamais réussi à en trouver. »
Sur le chantier, les ouvriers, sept hommes âgés de 20 à 52 ans, partagent un point commun : le fait, malgré des parcours hétérogènes, d’avoir vécu une rupture. Un point de bascule qui les a fragilisés, mis à l’écart de l’emploi comme du logement. L’un a connu l’exil et ses conséquences, l’autre la détention, la séparation conjugale ou le licenciement… La plupart d’entre eux touchent le revenu de solidarité active, ont expérimenté l’intérim, les contrats précaires et le travail au noir, certains sont hébergés en institution, au Centre nantais d’hébergement des réfugiés (CNHR) pour l’un, ou tout simplement en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS).
Autour de ces vies cabossées gravite une multitude de professionnels mus par un même objectif de réinsertion. Deux copilotes, d’abord : le centre communal d’action sociale (CCAS) de la ville de Nantes et le bailleur Nantes Métropole Habitat. A leurs côtés interviennent des acteurs de l’action sociale comme du bâtiment : l’association d’insertion Trajet, le constructeur Macoretz ou les architectes de l’atelier Belenfant et Daubas. La société coopérative Macoretz assure la maîtrise d’œuvre et sous-traite à Trajet, via ses salariés en insertion, l’isolation, la pose des placo, les peintures et un peu de maçonnerie.
Grâce à deux assistantes sociales, le CCAS gère l’accompagnement des bénéficiaires du projet. Des rencontres individuelles sont organisées au moins une fois par mois pour faire le point avec chacun sur sa situation. Et des rencontres collectives mensuelles ont eu lieu en amont pour créer la dynamique de groupe et préparer l’entrée en logement. « L’objectif est de se mettre dans la perspective d’être locataire, explique Elise Legoux, assistante sociale au CCAS. Il faut envisager de s’équiper en meubles, de choisir un fournisseur d’électricité, une assurance habitation. On a travaillé sur ces points de même que sur l’insertion dans le quartier, en visitant le centre social, en repérant l’agence de Nantes Métropole Habitat. Et des rencontres ont été organisées avec l’architecte, pour l’aménagement du jardin, ou avec Macoretz, pour discuter notamment des aménagements intérieurs. Les personnes ont ainsi eu accès à des professionnels qu’ils ne croisent jamais par ailleurs. »
Après l’entrée en logement, le CCAS poursuivra cet accompagnement social individuel des personnes. Il sera aussi le garant des locataires par le biais d’un bail glissant. « Le CCAS s’engage à sous-louer les appartements aux habitants, au minimum pendant un an et de manière renouvelable si besoin, jusqu’à ce qu’ils puissent voler de leurs propres ailes, explique Sophie Guillon-Verne, chargée du suivi du programme Igloo 2 au CCAS de Nantes. Le projet constitue une solution alternative à des gens qui ne peuvent pas entrer d’emblée dans le droit commun du logement social. L’objectif étant, à terme, qu’ils soient locataires de Nantes Métropole Habitat et non plus du CCAS. » Une fois déduite l’aide personnalisée au logement, le reste à charge pour les habitants devrait être inférieur à 100 € par mois.
Pour le bailleur, qui met à disposition son expertise sur la production de logement social, le CCAS fait figure de partenaire privilégié. « On s’adresse à un public de bénéficiaires aux parcours chaotiques, en grande fragilité par rapport au logement et qui, par conséquent, nécessitent d’être accompagnés, souligne Clémence Marchand, cheffe de projet chargée du dossier Igloo 2 chez le bailleur social, avant de changer en janvier d’horizon professionnel. A Nantes Métropole Habitat, nous avons des conseillères sociales, mais elles interviennent a posteriori, une fois les personnes entrées dans le logement. Dans ce type de situation, mieux vaut intervenir par anticipation. » Elle insiste : « Pour nous, c’est un projet intéressant en tant que tel. L’habitat devient un levier de réinsertion plurielle, ce qui fait sens pour un bailleur social et est cohérent avec notre philosophie. »
Avec Igloo 2, à l’insertion par le logement s’ajoute l’acquisition de compétences et de « savoir être ». « Souvent, parce qu’on ne rentre pas dans une case, il est difficile d’accéder à l’étape suivante, affirme Ronan Tanguy, adjoint de direction aux ateliers de l’association Trajet. Là, la démarche permet un décloisonnement et une véritable valorisation de la personne. Pouvoir faire son logement et être intégré sur le chantier comme le plombier ou l’architecte lambda n’est pas donné à tout locataire. » Au fond du jardin, encore gorgé des pluies de l’automne, Ruslan, Mirghani et Ali Jan posent la porte du local poubelles et prennent des mesures pour finir la toiture… A la conduite des travaux, David Géraud, moniteur d’atelier de l’association Trajet, qui transmet son savoir-faire, forme les salariés et encadre le chantier. « Les personnes engagées dans le projet sont toutes éloignées de l’emploi mais ont globalement le goût du bricolage et sont surtout motivées, observe-t-il. Le fait de travailler pour leur futur habitat les mobilise et les rend plus enthousiastes que lorsqu’ils travaillent pour un chantier lambda, où ils ne voient pas l’intérêt concret. » Un constat que fait également Sophie Guillon-Verne, responsable du pôle « logement, hébergement et urgence sociale » à la ville de Nantes. « Ils travaillent plus librement et on constate une assiduité qui est très positive. »
Coups de marteaux, perceuse et huile de coude : chacun met la main à la pâte jusqu’à ce que la pluie marque la pause du déjeuner. A vrai dire, la journée de travail n’est pas des plus intenses, du fait d’un problème de coordination avec un artisan du chantier. Sans intervention de l’électricien, impossible de poursuivre les travaux à l’intérieur des logements. Car, même en contrat d’insertion, les salariés sont confrontés aux contraintes et aux aléas d’un chantier…
Au chaud dans la base de vie, Floréal feuillette le quotidien local Presse Océan. Le match de foot de la veille offre l’occasion d’une joute amicale entre supporters du FC Nantes et de l’Olympique de Marseille. Le chantier est d’abord une expérience humaine. « Ils sont ensemble à partager pendant dix-huit mois, avec des objectifs communs, note Anne-Sophie Cormerais, assistante sociale au CCAS. C’est une sacrée aventure, entre eux d’abord, mais aussi avec les encadrants et les différents professionnels engagés, qui développent chez eux une capacité à s’adapter à la situation. » Elise Legoux, sa collègue, ajoute : « C’est un groupe qui se tire vers le haut. Ils avancent tous ensemble, avec bienveillance. » Chacun ne décrochera pas forcément une formation ou un emploi dans les métiers du bâtiment, mais tous vivront une expérience collective.
Les bénéficiaires du projet ont été recrutés par différents réseaux : les CHRS des associations Saint-Benoît Labre et Trajet, le CNHR, les résidences Adoma ou encore les référents RSA du CCAS. A chaque fois, le collectif a été constitué dans l’idée de favoriser la cohésion et la dynamique de groupe. « L’entente est bonne entre nous », exprime Claude, l’un des salariés. Et les bénéfices sont évidents, notamment pour Nantes Métropole Habitat. « L’idée qu’un collectif d’habitants se forme, qu’il ait eu le temps de construire des réseaux de solidarité en son sein et de s’impliquer sur le site est gage, pour demain, d’une gestion apaisée. Et c’est aussi notre cœur de métier que de s’assurer de la qualité de service d’un site », pointe Clémence Marchand.
Pour les professionnels aussi, jouer collectif prend tout son sens. « Il a fallu sortir de sa pratique habituelle, travailler avec des professionnels extérieurs au social, des architectes, des constructeurs… Ce qui est très enrichissant pour tout le monde », souligne Sophie Guillon-Verne, à la ville de Nantes. Son collègue Ronan Tanguy, de l’association Trajet, confirme : « On se voit régulièrement avec le CCAS pour croiser les regards. Le projet professionnel de chacun se construit en lien avec les assistantes sociales du CCAS. » Ouverture de droits, accompagnement à la formation, rapport au travail, au logement, gestion des difficultés personnelles… Igloo se situe véritablement dans l’idée d’une cohérence globale du parcours de la personne et d’une continuité entre politiques de l’emploi et du logement.
L’opération n’a pourtant pas toujours été un long fleuve tranquille. Loin de là. « Les bénéficiaires ont été recrutés il y a plus de deux ans déjà, explique Sophie Guillon-Verne, au CCAS. Leur contrat aidé devait démarrer en juin 2017, il a été repoussé deux fois pour débuter en février 2018. » La cause de ces retards en cascade ? De l’amiante a d’abord été diagnostiqué dans l’ancienne maison à détruire, avant que l’entreprise de désamiantage retenue ne fasse faillite. Un peu plus tard, c’est le permis de construire qui a été rejeté, retardant encore un peu le projet. Des aléas en cascade qui ont parfois pénalisé les bénéficiaires et perturbé les relations entre partenaires. Certains ont abandonné, d’autres se sont retrouvés sur le carreau, après avoir refusé un contrat aidé en vue d’intégrer le projet Igloo 2. Il a fallu refaire des appels à candidature et faire comprendre la situation aux bénéficiaires. « On a dû expliquer le retard et gérer les frustrations des personnes, avoue l’assistante sociale Anne-Sophie Cormerais. Ça a été parfois dur à gérer. »
Pis, l’association Trajet a vu son budget prévisionnel bousculé par l’évolution des règles de financement des contrats aidés. « La prise en charge de l’Etat est passée de 90 à 30 % au moment où on commençait le chantier », déplore Gaëtan Coquard, à Trajet. Conséquence : pour ne pas fragiliser davantage le budget de l’association, la ville de Nantes a compensé la perte à hauteur de 6 000 € en 2018. Une somme qui s’ajoute à l’investissement de la mairie, qui prend en charge l’accompagnement social des bénéficiaires, soit un budget de près de 70 000 € sur trois ans.
Pour ces différentes raisons, des ajustements devraient avoir lieu sur un éventuel projet futur. C’était l’une des forces de la démarche : contrairement à une programmation HLM classique, la typologie des logements s’adaptait aux bénéficiaires, et non l’inverse. Aussi, le T4 initialement prévu est-il devenu un T5 à la faveur d’une évolution dans la composition du groupe. Une manière de coller au plus près des besoins. « L’écueil de cette bonne solution est qu’on expose le collectif aux hasards du chantier », prévient Clémence Marchand, à Nantes Métropole Habitat. « Les recrutements devraient donc se faire plus tard. Et on fera les plans avant que les gens rentrent dans les logements », anticipe Sophie Guillon-Verne.
Pour autant, les retours d’expérience sont positifs. Nantes Métropole est l’un des 24 territoires retenus par l’Etat pour mettre en œuvre le plan national « Logement d’abord ». C’est à ce titre que le dispositif Igloo, encore expérimental, devrait être pérennisé. En capitalisant, notamment, sur la pratique acquise par les uns et les autres. « On est prêts pour monter d’autres opérations de ce type, plaide Sophie Guillon-Verne. On a juste besoin de logements et de persuader davantage les bailleurs sociaux de se lancer dans l’aventure. » Les futurs bénéficiaires ne la contrediraient pas.
Lancée à l’initiative des professionnels du logement social et des associations d’accompagnement des sans-abri, la démarche Igloo a été reprise et soutenue par l’Union européenne, qui en a fait, dans les années 1990, un programme européen. Dans l’Hexagone, après des expérimentations réalisées par l’association Les Toits de l’insertion, le mouvement s’est structuré dans les années 2000 autour d’acteurs comme l’Union sociale pour l’habitat (USH), l’ex-Fnars ou les confédérations syndicales, qui ont créé Igloo France. Des villes (pour l’essentiel au nord de la Loire) comme Créteil, Roubaix ou Mulhouse l’ont expérimenté, avec des résultats positifs. « Quelque 700 familles ont été logées depuis, et près de 80 % d’entre elles ont réintégré le monde du travail », estime Patrice Langinier, son président.
Nantes avait expérimenté le dispositif Igloo une première fois en 2014. A l’époque, six foyers avaient emménagé. Le chantier et l’accompagnement professionnel avaient été confiés à l’association Saint-Benoît Labre et l’accompagnement social à l’Association insertion solidarité logement (AISL) – qui a bénéficié du Fonds social européen (FSL). Pour les habitants, qui ont baptisé leur aventure l’« Odyssée », le chemin vers l’emploi demeure long. « Une personne a fait des stages de peintre en bâtiment pour se relancer, une autre a repris son projet professionnel dans son pays d’origine, la Colombie, note Jacques Bentaha, directeur de l’AISL. Beaucoup demeurent précaires et parviennent difficilement à trouver un travail de longue durée. Mais ça les a remobilisé sur un projet. » Ancien carrossier en Ukraine, Albert Torosyan a emménagé avec sa femme et ses deux enfants, aujourd’hui âgés de 5 et 8 ans. Reconnu travailleur handicapé, il connaît des difficultés à trouver un emploi adapté. Mais après avoir connu le 115 et l’épreuve d’une demande d’asile pour raisons de santé, la famille goûte sa nouvelle vie. « Les enfants vont à l’école, près de la maison, le secteur est tranquille, l’entente avec les voisins est bonne », explique son épouse. Et, comme pour la plupart des habitants, le bail de la famille a été modifié : elle ne loue plus à l’association, mais à Nantes Métropole Habitat. Dans le droit commun.