« DANS CE LIVRE, JE TÉMOIGNE DE MON EXPÉRIENCE, ET DE MON EXPÉRIENCE SEULEMENT », prévient, d’emblée, Mathilde Basset. Pas question, donc, pour cette infirmière de 25 ans, de discréditer les professionnels du secteur ou de faire de l’« Ehpad bashing ». D’ailleurs, elle le dit clairement : « Il y a d’autres Ehpad où cela fonctionne mieux. » C’est même dans un de ceux-là qu’elle a fait son stage de fin d’études, un établissement du Morbihan qui a le label « Humanitude », gage a priori de respect. « J’ai eu du plaisir à y travailler pendant deux mois. L’équipe vivait au rythme des résidents et respectait leurs habitudes. Etre en collectivité n’impose pas de briser leur façon de vivre et de tout uniformiser », affirme la jeune femme. Elle va vite déchanter quand elle va quitter la Bretagne et « atterrir » dans le Berry. Là, elle intègre rapidement une maison de retraite en milieu rural, sans cadre de santé, juste quatre infirmières, dont elle, et deux aides-soignantes qui réalisent 20 à 25 toilettes chaque matin. « On essaie toujours de faire au mieux et de prendre soin des gens, mais tout le monde finit par s’épuiser à la tâche, et on tombe progressivement dans une espèce de “vite fait mal fait”, regrette-t-elle. L’insuffisance de personnel nous conduit à appeler les collègues sur leurs jours de congés ou à embaucher des personnes non ou peu formées, initialement recrutées pour faire le service hôtelier, le ménage ou la restauration. »
Au bout d’un an, des raisons personnelles l’amènent en Ardèche, à l’Ehpad du centre hospitalier du Cheylard. Mauvaise surprise : celle qui préfère habiter à la campagne parce qu’elle aime la nature se retrouve seule avec 99 résidents à gérer sur trois niveaux. Ce qu’elle vit alors ne relève pas du scoop mais rejoint ce que dénoncent depuis des années les professionnels : un manque de moyens criant et une souffrance des soignants, dont certains prennent leur service la boule au ventre et rentrent chez eux en pleurant…
Mathilde Basset comprend que la qualité de son travail ne dépend pas de ses compétences, mais d’une organisation insupportable : « Je commençais ma journée à la minute près et je distribuais les médicaments à la chaîne entre 7 h 15 et 10 h 15, témoigne-t-elle. Je devais courir partout et aller à l’essentiel, c’est-à-dire aux soins protocolisés (les pansements, les prises de tension, de température, de glycémie…) en bâclant ce que j’estimais n’être pas prioritaire et en n’étant pas disponible pour les usagers. J’avais l’impression d’être un robot, comme Charlie Chaplin avec ses boulons dans Les temps modernes. » Et d’ajouter : « Il m’est arrivé de rentrer dans une chambre et de trouver un résident par terre, mais de ne pas savoir depuis combien de temps il était tombé. » Sauf que si elle a choisi d’exercer en Ehpad, c’est justement pour créer du lien et une relation de confiance avec les personnes âgées : « Elles ont vécu et elles ont plein de choses à raconter, c’est d’autant plus intéressant. »
Un matin, c’est la goutte d’eau de trop, le sentiment d’échec : 30 pansements à réaliser, un œdème aigu du poumon, des surveillances de chutes récentes, des collègues aides-soignantes en sous-effectif ne pouvant pas l’aider à distribuer les 99 piluliers… Dégoûtée de ne pouvoir mettre du sens dans son travail, se sentant impuissante et malhonnête à l’égard des résidents et de leurs familles qui « paient pour ça », l’infirmière décide de démissionner : « J’arrête car ce n’est pas ça, mon métier, ce ne sont pas les valeurs que je veux défendre. J’étais stressée donc stressante, et en train de devenir maltraitante. »
Quelques jours auparavant, le 27 décembre 2017, elle a adressé une lettre à la ministre des Solidarités et de la Santé via Facebook : « Je ne travaille pas dans un lieu de vie médicalisé. Je suis dans une usine d’abattage qui broie l’humanité des vies qu’elle abrite, en pyjama ou en blouse blanche. Arrivez-vous à dormir ? Moi non. Et si c’était vous ? Vos parents ? Vos proches ? J’ai peur, Mme la Ministre. Votre politique gestionnaire ne convient pas à la logique soignante. Venez voir, rien qu’une fois. » Agnès Buzin ne lui a jamais répondu, et n’est jamais venue non plus à l’Ehpad du Cheylard. Il n’empêche, partagé plus de 20 000 fois sur les réseaux sociaux et médiatisé, le courrier de la lanceuse d’alerte est tombé à pic : fin janvier, à l’appel des organisations syndicales, les personnels des maisons de retraite étaient en grève dans toute la France.
Depuis, malgré les 50 millions d’euros supplémentaires alloués aux Ehpad, la situation ne s’est pas améliorée, selon Mathilde Basset : « L’Etat annonce une prime pour les aides-soignants, ce n’est pas du luxe, mais il faut revaloriser les salaires de tous les paramédicaux qui travaillent dans ce secteur. Je gagnais 1 600 € par mois, c’est un peu maigre quand on a la responsabilité de 99 résidents. » L’infirmière avoue ne pas avoir eu le courage de ses aînés qui ont vu leurs conditions de travail se dégrader depuis une quinzaine d’années et dont certains se sont habitués, mais elle ne veut pas « cautionner ce système-là ». La priorité, pour elle, est avant tout de créer des postes et, à partir de là, de revoir l’organisation des soins pour que les meilleurs Ehpad ne soient pas réservées aux personnes âgées les plus aisées, mais que toutes celles qui ne peuvent pas rester chez elles puissent accéder équitablement à une meilleure qualité de vie. « On ne peut bien accompagner les usagers que si on a plus de moyens, car il faut du temps pour laisser une mamie se servir son café ou ouvrir son paquet de biscottes toute seule. Mettre un résident au lit à 18 h parce que cela est plus pratique pour l’équipe, c’est contre nature. C’est ôter tout ce qui reste de vie chez lui. »
Aujourd’hui, l’infirmière travaille en psychiatrie et ne souhaite être le porte-parole de personne. Néanmoins, elle espère que personnels des Ehpad, familles et, pourquoi pas, résidents s’allient un jour. « Mon livre est un appel du pied pour dire “unissons-nous !” », glisse-t-elle. Un SOS pour que la société considère les vieilles personnes dépendantes autrement que comme des « encombrants » que l’on cache et dont on ne parle pas. Mathilde Basset le martèle : c’est un combat qui concerne chaque citoyen de près ou de loin. « Bougeons-nous pour conserver la dignité de la personne jusqu’à son dernier souffle et mettons ce sujet au cœur du débat public, comme certains sont capables de le faire pour la hausse du carburant et le pouvoir d’achat », déclare celle qui n’est pas gilet jaune mais blouse blanche.
dans une structure associative extrahospitalière à mission de service public, Mathilde Basset est l’auteure de J’ai rendu mon uniforme (éd. du Rocher).