Dans la recherche que j’ai menée avec un sociologue et une juriste pour l’Observatoire national de la protection de l’enfance et dont est tiré ce livre, j’ai interrogé 71 jeunes de 6 à 21 ans confiés à des familles d’accueil dans les Bouches-du-Rhône et le Vaucluse. Au départ, j’ai pensé que les enfants allaient me parler essentiellement de leurs parents, me dire qu’ils voudraient retourner chez eux, mais les résultats ne vont pas dans ce sens. Lorsqu’on leur demande ce qui « fait famille », ils répondent avant tout que c’est vivre et partager du temps ensemble, se soutenir et se sentir aimé. Quatre configurations se dessinent. Une grande majorité d’enfants et d’adolescents considèrent que leur famille de référence est celle du lieu où ils habitent, donc leur famille d’accueil. Pour une minorité, c’est leur famille de naissance. Un tiers déclare avoir deux familles, c’est très clair pour eux. La quatrième catégorie correspond à ceux qui n’arrivent pas à se situer et qui ne désignent ni l’une ni l’autre famille. Pour eux, la figure de référence se trouve à l’extérieur : la famille de leur amoureux, un éducateur avec lequel ils s’entendent bien…
C’est en tout cas ce qui ressort de ceux que j’ai interrogés sur le retour au domicile parental. Souvent, il y a une volonté des services sociaux de vouloir augmenter le rythme des rencontres avec leurs parents ou de favoriser un hébergement parental alors qu’il y a seulement des visites médiatisées. Aucun enfant ne m’a dit vouloir voir davantage ses parents. Le rythme des visites mises en place leur convient, y compris avec leurs frères et sœurs. La plupart m’ont dit ne rien vouloir changer, ils semblent avoir trouvé un équilibre dans le déséquilibre. Les adolescents ont des positions très arrêtées : ils affirment trouver le soutien dont ils ont besoin pour leur insertion professionnelle et sociale dans leur famille d’accueil. Ils identifient bien la problématique de leurs parents. La mission de l’aide sociale à l’enfance (ASE) est de protéger l’enfant et de maintenir les liens avec la famille biologique dans l’idée de son retour chez lui. La mesure de placement est de courte durée au départ, mais on se rend compte que beaucoup de prises en charge durent longtemps, parfois toute l’enfance.
Parfois, cela se passe bien, parfois l’enfant doit revenir. Ce n’est pas parce que l’enfant n’est plus à la maison que les compétences parentales sont restaurées. Ce pourquoi il a été retiré reste valable. Il est donc important de travailler avec les parents sur le soutien à la parentalité. Ce qui n’est pas vraiment fait aujourd’hui. Il faut davantage les accompagner, les responsabiliser par rapport à la procédure de placement, valoriser certaines de leurs capacités, même si ce ne sont pas celles les plus attendues par les services sociaux. Le projet pour l’enfant (PPE), qui date de 2007, n’est pas encore appliqué dans de nombreux départements, alors que les parents doivent en être partie prenante. Les parents que j’ai rencontrés m’ont dit que c’était la première fois qu’on leur donnait la parole. Dans certains pays européens, par exemple en Italie, la famille d’accueil aide celle d’origine à apprendre certains gestes, certaines compétences, et tout est supervisé par un service de placement. La mère – dans neuf cas sur dix, c’est d’elle dont on parle – va ainsi connaître la femme qui s’occupe de son enfant et va se sentir soutenue. Souvent, les mères d’enfants placés sont dans une situation de grande précarité avec un réseau social très faible. Je ne dis pas qu’il faut développer à tout prix des relations entre familles d’accueil et d’origine. Mais, dans les situations où cela est possible, il pourrait être souhaitable de modifier les pratiques. Les modèles actuels ont des limites, il faut trouver d’autres manières de faire. Cela suppose aussi de revoir le statut des assistants familiaux, qui sont reconnus travailleurs sociaux à part entière dans les textes, mais pas dans la réalité.
Cela dépend des départements, mais je trouve qu’il y a beaucoup de résistance à reconnaître la pluralité des liens. Pendant de nombreuses années, soit la famille d’origine a été considérée comme complètement nocive, soit la famille d’accueil a été soupçonnée de vouloir capter l’enfant et d’évincer ses parents. On était dans le tout ou rien. Or l’opposition famille d’accueil/famille d’origine n’est plus d’actualité. Il faut tenir compte d’une palette de couleurs de sentiments. Plusieurs dynamiques se mettent en place. Les études sur la psychologie de l’enfant et les attachements multiples en sont la preuve. La famille d’accueil comme le parent peuvent être une figure d’attachement. C’est une chance pour l’enfant. Il faut défendre cette richesse et convenir de ce qu’il vit dans la famille d’accueil, des liens tissés. Cela ne veut pas dire qu’on va l’enlever à ses parents, loin de là. Si l’on associe les parents, on peut arriver à une forme de coparentalité d’accueil. Mon engagement est de faire entendre cette posture au niveau des départements pour tendre progressivement vers cela.
Notre recherche montre que, malgré la loi de 2016, qui met l’enfant au cœur du dispositif, sa demande est peu entendue. Les juges estiment le contraire puisqu’ils les auditionnent. Mais quand un enfant refuse de voir sa mère qui n’est pas venue le voir depuis huit ans et qu’on l’oblige à aller au rendez-vous en pensant que c’est pour son bien, quelque chose ne va pas. Quand ils n’acceptent pas la décision prise, certains jeunes se mettent en danger pour se faire entendre.
Je l’espère. Des enfants m’ont fait des propositions qui se rapprochent de la garde alternée dans les familles recomposées. Une petite fille me disait : « Je suis bien chez tatie, mais je voudrais aller voir maman deux à trois jours par semaine et puis je reviendrais chez tatie. » La différence avec les parents séparés est que, dans les familles d’accueil, il n’y a pas de lien de filiation. Il ne peut y avoir que des affiliations, c’est-à-dire des liens électifs, choisis. L’autre distinction est la dimension professionnelle des assistantes familiales, que l’on ne retrouve pas ailleurs. Mais si l’on avance sur l’homoparentalité et le statut des beaux-parents, une porte s’ouvrira pour mieux comprendre ce qui se joue parfois dans les familles d’accueil.
à l’université Aix-Marseille, la sociologue Nathalie Chapon est coauteure avec Gérard Neyran et Caroline Siffrein-Blanc de Les liens affectifs en famille d’accueil (éd. érès, 2018). Avec Sylvio Prémoli, elle a également rédigé Parentalité d’accueil en Europe, Regards théoriques et pratiques professionnelles (éd. Publications de l’université de Provence, 2018).