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Une dangereuse dérive

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Sur la corde raide… Faute d’effectifs suffisants, les glissements de tâches se multiplient dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Les syndicats de salariés ne cessent d’alerter sur les risques juridiques majeurs auxquels sont exposés les professionnels.

« COMMENT BIEN PRENDRE SOIN DES AUTRES quand nous assumons des tâches supplémentaires que nous n’avons pas le droit d’accomplir, pour lesquelles nous ne sommes pas qualifiés et rémunérés ? », s’insurge le syndicat Sud santé sociaux. Le manque d’effectifs dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), les difficultés de recrutement, l’absentéisme, le turn-over sont autant d’ingrédients qui conduisent à des glissements de tâches entre professionnels. Un glissement de tâches « en cascade » identifié de longue date et dénoncé par les différents syndicats de salariés du secteur médico-social : les missions du médecin coordonnateur sont effectuées par les infirmiers, celles des infirmiers par les aides-soignants, celles des aides-soignants par les auxiliaires de vie sociale (AVS), les agents de services hospitaliers (ASH).

Glissement de tâches, dépassement de fonction, de quoi s’agit-il exactement ? Ces termes recouvrent les actes réalisés par un professionnel qui n’en a pas la compétence réglementaire. La référence est donc le diplôme et pas la compétence effective de la personne. En clair, cette pratique qui a tendance à se généraliser en Ehpad est illégale. Comme le rappelle l’étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), datant de 2016, sur les conditions de travail dans les Ehpad, l’enjeu des glissements de tâches est double, à la fois en termes de responsabilité pour les personnels et de budget pour les établissements. « Les métiers soignants font l’objet de définitions règlementaires précises, proposant notamment la liste des actes autorisés par catégories de métiers. Il s’agit d’encadrer la responsabilité des professionnels intervenant auprès de publics caractérisés comme fragiles. A titre d’exemple, le circuit du médicament en Ehpad fait l’objet d’une définition stricte, encadrant les missions des différents types de professionnels : préparation par les infirmiers diplômés d’Etat (IDE), distribution par les aides-soignants sous la supervision des IDE… Les financements des rémunérations des différents professionnels sont en outre affectés à des sections comptables distinctes (hébergement, dépendance, soins). L’arbitrage entre profils de professionnels qualifiés ou non a donc des impacts majeurs sur le budget d’un établissement. »

Défaut de moyens

« Dans nos établissements, on va trouver des aides-soignantes qui font le travail d’infirmières et des ASH qui font celui des aides-soignantes, comme par exemple l’aide aux repas. On peut être amené à des glissements de tâches pour des raisons de continuité de service. Avec les moyens dont on dispose, notamment en raison des arrêts de travail, des agents qui partent en formation et que l’on ne parvient pas à remplacer, les Ehpad ne trouvent pas toujours la ressource pour remplacer une aide-soignante par une aide-soignante, alors ils la remplacent un agent de services hospitaliers », explique Laurence Postel, présidente de la Conférence nationale des directeurs d’établissements pour personnes âgées et handicapées (CNDEPAH). « Si on manque de moyens, de ressources en aides-soignantes, on a des ASH qui ont des diplômes tels que le bac pro ASPP [accompagnement, soins et services et à la personne] ou SAPAT [services aux personnes et aux territoires] intéressants pour accompagner les résidents. Mais dans la fonction publique hospitalière, ces professionnels vont être nommés sur des grades d’ASH. Il y a un glissement de tâches sur des professionnels qui sont formés. Toutefois, à travail égal, on va avoir deux rémunérations différentes », ajoute-t-elle.

Lorsque l’on évoque la problématique des glissements de tâches, très vite sont pointées les contraintes budgétaires des établissements qui se répercutent sur les conditions de travail des personnels et la qualité de l’accompagnement des personnes âgées. « Le niveau des budgets octroyés sur les sections “dépendance” et “soins” par les agences régionales de santé et les conseils départementaux ne permettent pas de réaliser la totalité des tâches normalement effectuées par des aides-soignantes », critique la présidente du CNDEPAH. Et la situation ne semble pas devoir évoluer positivement. « La façon dont les établissements s’engagent dans les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens ne leur donnera pas la capacité de maintenir un niveau de qualité avec des budgets qui vont être bloqués, diminués, ou fluctués de façon importante dans les dotations dépendance et soins », augure-t-elle.

« Selon la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, dans les Ehpad, 30 % des salariés sont ASH dont la majorité font fonction d’aide-soignant. Nous remarquons donc un glissement de tâches vers des professionnels dont les compétences attendues sont rémunérées à un niveau de salaire inférieur en imposant une activité professionnelle en dehors de leur champ de compétences », soulignait, en février 2018, la CGT santé et action sociale. « On voit bien que l’insuffisance respective des parts de financement de la sécurité sociale et du conseil départemental conduit les Ehpad à prioriser les embauches d’ASH dont 30 % du salaire reposent sur les résidents. »

Un sentiment de déconsidération

De quelle manière les personnels perçoivent-ils ces glissements de tâches ? « D’un côté, ils font l’objet de critiques sous l’angle de la qualité du service rendu à l’usager : le diplôme est ainsi présenté comme le gage d’une compétence dont seraient dépourvus les personnels non diplômés, y compris les plus expérimentés. De l’autre, dans d’autres établissements, les glissements de tâches sont revendiqués comme un partage des tâches entre personnels, gage de solidarité et d’entraide. Dans les deux cas, l’iniquité salariale et indemnitaire, ainsi que les enjeux en termes d’âge de départ à la retraite, sont soulignés par les personnels sans diplôme, de même que le sentiment de déconsidération institutionnelle dont ils estiment être l’objet », notait l’étude de la Drees sur les conditions de travail en Ehpad.

Les conséquences juridiques des glissements de tâches sont réelles pour les professionnels, car « aucun soignant n’est censé ignorer les limites de son champ de compétence et ne peut s’autoriser à aller au-delà des textes réglementaires, même sur ordre de sa hiérarchie », rappelle Sud santé sociaux. Ainsi, un professionnel qui effectuerait des tâches en dehors de sa compétence sera responsable pénalement de ses actes. Les aides-soignantes ont-elles conscience du risque juridique qu’elles encourent si elles se trouvent dans une situation d’exercice illégal de la profession d’infirmière ? « Les aides-soignants sont conscients des problèmes de responsabilité et des conséquences possibles de ces dépassements de tâches. Les sortants de formation connaissent la législation et savent se positionner. Toutefois, des professionnels se trouvant dans une situation précaire (contractuel, contrat à durée déterminée) peuvent être conduits à procéder à des actes hors fonction afin de conserver leur poste. A contrario, dans certains cas, les glissements de tâches peuvent être souhaités par des aides-soignants aspirant à évoluer ou à obtenir une certaine reconnaissance », soulignait une étude réalisée, en 2015, par l’agence régionale de santé de Bretagne.

« Si un professionnel accepte de travailler alors qu’il sait qu’il y a un défaut de moyens, il est coresponsable devant le juge en cas d’accident. Il y a une jurisprudence sur ce point et pour toutes les catégories de personnels. En tant que médecin, j’invite les aides-soignantes en Ehpad à signaler, à chaque prise de poste, qu’elles sont en défaut de moyens puisqu’elles ne peuvent pas évoquer le droit de retrait. En tant que syndicaliste, j’appelle les résidents des Ehpad à porter plainte pour que l’on aille chercher les vrais responsables », fulmine Christophe Prudhomme, porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France (AMUF) et membre de la CGT Santé. « Les professionnels en Ehpad ont honte aujourd’hui de la manière dont ils travaillent ! », assène-t-il. De l’avis de Laurence Postel, les glissements de tâches ne génèrent pas de mise en danger des résidents. Une position que ne partage pas la CGT Santé et action sociale, qui pointe du doigt de dangereuses dérives dans les pratiques professionnelles, notamment dans le circuit du médicament. « Si la profession d’aide soignant ou d’aide médico-psychologique est réglementée, il en est tout autrement pour les agents des services hospitaliers. Leurs missions sont généralement l’hygiène des locaux, l’hôtellerie, le linge… mais le manque récurrent de soignants conduit à des glissements de tâches vers des fonctions d’aide-soignant. Ces agents sont amenés à distribuer et administrer des médicaments sans en connaître les posologies, les indications et les effets indésirables. Sans parler du caractère totalement illégal de ce type de pratiques et les dangers évidents pour les résidents. »

« Différentes situations amènent à des dépassements de tâches et une responsabilité différée sur d’autres personnels. Quand un résident est en détresse, que sont censés faire les professionnels ? On sauve les personnes et, dès que l’on a fauté, on passe par des mesures disciplinaires ! Il y a une chaîne de responsabilités, mais qui paie au final ? C’est toujours le soignant car il faut trouver un bouc émissaire. Les directions préfèrent que ce soit le professionnel qui soit sanctionné au niveau disciplinaire, voire pénal, pour se déresponsabiliser et éviter les plaintes des familles et un retour de bâton des autorités de tarification et de contrôle. Dans le champ du domicile, la situation est également alarmante. Oui, il existe des glissements de tâches sur la réalisation des toilettes, des pansements, de l’administration des médicaments. Il n’y a aucun encadrement pour accompagner », déplore Malika Belarbi, aide-soignante et représentante du collectif des personnes âgées – Fédération CGT Santé et action sociale. Et celle-ci d’ajouter : « Les soignants en établissement comme à domicile sont livrés à eux-mêmes, à leurs responsabilités et surtout à leur conscience. »

Un risque juridique pour les établissements

Les établissements attribuant aux professionnels des missions et des tâches ne relevant pas de leur compétence s’exposent à des sanctions pénales et financières importantes. Dans un jugement du 23 février 2011, le tribunal des affaires de sécurité sociale (Tass) de Haute-Garonne a considéré qu’un centre hospitalier a commis une faute inexcusable en affectant un agent de service hospitalier (ASH) à une tâche d’ordinaire destinée aux aides-soignants. Dans ce cas précis, l’ASH avait contracté une lombosciatalgie droite en déshabillant une résidente. Le tribunal a indiqué que « ce n’est pas de façon fortuite ou ponctuelle que […] l’agent de service hospitalier a été amenée à aider une résidente à se déshabiller, mais dans le cadre d’une mission programmée par l’employeur, qui l’avait chargée de s’occuper des résidents, et non pas d’assurer les fonctions de nettoyage, préparation et distribution des repas, aide à la prise alimentaire, tâches relevant de ses fonctions ». Le TASS a retenu la faute inexcusable à l’égard de l’employeur dans la mesure où celui-ci « n’a pris aucune mesure pour empêcher le risque de se réaliser ». Le tribunal avait donc considéré que l’employeur a commis un manquement à l’obligation de sécurité de résultat qui pèse sur lui.

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