LÉO MATHEY, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION REPAIRS ! 75, formée par des jeunes sortis de l’aide sociale à l’enfance (ASE), enjoint ses camarades à monter sur scène. Une dizaine d’entre eux, parmi lesquels Lyes Louffok, le rejoignent. Tous portent la même pancarte : « La rue à 18 ans ». Ce happening a eu lieu lors de la présentation officielle du rapport annuel sur le mal-logement de la Fondation Abbé-Pierre, le 1er février. Anciens de l’ASE, de prison, d’hôpitaux psychiatriques… Le 24e rapport de la fondation porte sur l’hébergement précaire de ces personnes victimes de sorties sèches. « Il y a une surreprésentation des personnes issues de ces trois institutions parmi les sans-domicile », résume Manuel Domergue, directeur des études de la fondation. 26 % des sans-domicile sont d’anciens enfants de l’ASE, alors que les enfants placés ne représentent que 2 % à 3 % de la population générale.
Dans un témoignage vidéo, Mathieu raconte comment, le jour de ses 18 ans, il a quitté l’ASE et passé sa première nuit dehors, dans le métro parisien. « Ça m’a mis un peu une claque. Le jour de son anniversaire, à 18 ans, se retrouver sans rien… C’est comme si c’était notre premier jour de naissance. On parle pas, on fait que pleurer, pleurer. » Un an après l’ASE, 8 % des sortants ont connu un épisode de rue, selon l’Institut national d’études démographiques. Le chiffre monte à 18 % pour les jeunes à qui on a refusé un contrat jeune majeur. La sociologue Pascale Dietrich-Ragon parle d’« expulsion programmée » et écrit, dans Quitter l’aide sociale à l’enfance, que « la perte du droit à résider et du sentiment de légitimité à occuper un logement engendre une incertitude résidentielle qui fragilise les individus ».
En prison, le problème des sorties sèches est tout aussi prégnant. Vincent, 59 ans, plusieurs passages en détention, dénonce la situation dans le rapport : « Il n’y a pas d’accompagnement. Vous arrivez en fin de peine, ils n’ont pas le choix, il faut qu’ils vous mettent dehors, la seule chose qu’ils savent vous dire c’est que si vous n’avez rien, il faut appeler le 115. » D’après l’administration pénitentiaire, 6 % des personnes ne disposent pas d’hébergement ou de logement à leur sortie de détention. 16 % peuvent compter sur une solution précaire : hébergement chez un tiers, centre d’hébergement ou structure de logement adapté. Soit près de 19 000 sortants par an, sur un total d’environ 68 000. Jérôme, 23 ans, huit mois en maison d’arrêt, témoigne dans le rapport : « Au départ, personne n’a prévenu le bailleur, c’est seulement au bout du deuxième mois […], du coup, j’avais les dettes de deux loyers à régler. […] A la sortie, j’étais à la rue, j’ai dormi dans ma voiture pendant quatre mois et demi. »
Aux situations préexistantes de précarité s’ajoute la rupture créée par l’institution. La Fondation Abbé-Pierre met l’accent sur la « perte d’autonomie », et le « non-recours aux droits », caractérisant nombre de sortants d’institution. Ces derniers sont « subitement sommés d’effectuer seuls de nombreuses démarches administratives sans être préparés ni même parfois informés, alors qu’ils sont le plus souvent dépourvus des ressources sociales et même matérielles pour y faire face ». Au-delà de la potentielle perte du logement, le temps passé en institution diminue les ressources. En détention, par exemple, après 60 jours d’incarcération, l’allocation aux adultes handicapés (AAH) diminue de 70 % ; et le revenu de solidarité active (RSA) est suspendu, avec radiation à la clé au bout d’un an.
Reste la « stigmatisation », autre obstacle majeur à l’accès au logement. « Tout est lié à la réputation des publics. Un sortant de prison et en plus psy et toxicomane, là c’est fini, votre feuille de demande de logement, elle passe à la trappe sans même qu’on la regarde », témoigne dans le rapport un professionnel exerçant en centre d’hébergement. D’où des stratégies de contournement : « On va essayer de faire passer les demandes le moins possible avec le logo de la psychiatrie, on essaye de rester le plus discrets possibles. Nous-mêmes, on dit pas qu’on est AS de psychiatrie ! », raconte une assistante sociale.
Le rapport souligne que « les professionnels dénoncent le manque de moyens pour assurer un suivi social des personnes ». En psychiatrie, le manque d’accompagnement est criant. Une association dans les Hauts-de-France donne l’exemple d’un homme « qui a passé 15 ans en unité de resocialisation et un jour on lui dit : “Tu peux sortir !” Rien n’avait été préparé. […] On a rencontré l’assistante sociale qui travaille sur le secteur. Elles sont deux sur le poste pour 300 personnes ». Selon la « stratégie quinquennale de l’évolution de l’offre médico-sociale 2017-2021 », issue du ministère des Affaires sociales et de la Santé et de la direction générale de la cohésion sociale, les personnes atteintes de pathologies psychiatriques « souffrent généralement d’un grand isolement, d’une perte de capacité à entreprendre et à réaliser les actes de la vie quotidienne. […] Ces effets, conjugués à la stigmatisation attachée aux troubles psychiques sévères et, le cas échéant, à des hospitalisations prolongées ou répétées en psychiatrie, elles-mêmes facteur de désinsertion sociale, amènent fréquemment les personnes à la perte de leur logement, à l’errance, à l’exclusion sociale. »
Selon une enquête nationale du Samu, deux personnes sans abri sur cinq interrogées par une maraude souffrent de troubles psychiatriques. Les demandes d’hébergement étant supérieures aux places disponibles, il s’opère une « priorisation qui laisse de côté des publics les plus vulnérables, parmi lesquels les sortants d’institutions dont beaucoup sont des hommes isolés », note le rapport. Difficulté supplémentaire, plusieurs mesures financières transitoires ont été remises en question, fragilisant encore la sortie. Le rapport rappelle ainsi que l’allocation temporaire d’attente destinée aux personnes sortant de détention – 350 € par mois pendant un an – est supprimée depuis septembre 2017. De plus, les sorties sèches et le manque d’accompagnement ne se limitent pas à ces trois institutions. « Restent aussi les CADA [centres d’accueil de demandeurs d’asile], les maternités dans les hôpitaux, l’armée… Des institutions d’où sortent des gens sans solution d’hébergement ni de logement », glisse Manuel Domergue.
Le « Logement d’abord » cher à Julien Denormandie, ministre chargé du logement, peut-il constituer un début de réponse ? La Fondation Abbé-Pierre s’est intéressée à ce plan quinquennal qui « pourrait mettre en branle un travail commun dans les institutions, avec comme pierre angulaire le fait de ne pas préjuger de la capacité d’habiter des personnes », estime Manuel Domergue. Mais les responsables de la fondation regrettent le peu « d’objectifs chiffrés ». A l’exception de quelques territoires, comme le Grand Lyon, où engagement a été pris de réduire de moitié le nombre de sans-abri en cinq ans et d’arriver à « zéro sorties sèches ». Des promesses « ambitieuses », s’empresse de tempérer Martine Chanal, chargée de mission à la métropole.
Les perspectives se trouvent plutôt du côté des bonnes pratiques dont le rapport fait la liste. Logements accompagnés pour anciens détenus ; résidence-accueil de l’ALSA pour personnes souffrant de pathologies psychiatriques associées à une toxicomanie ; ou encore le Lieu, une association à Mulhouse pour des jeunes dont le placement n’est pas exécuté. Avec un ratio d’un travailleur social pour trois jeunes, cette structure prône le principe de « non-abandon » : « On dit au jeune qu’il n’a pas besoin de faire la preuve qu’il mérite cet accompagnement, on est là quoiqu’il arrive, on ne va pas l’abandonner, jamais le lâcher. »